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Orthodoxes et Gréco-catholiques en Ukraine


jeudi 12 août 2004

La décision du transfert prise en décembre 2003 par le primat de l'Église gréco-catholique d'Ukraine, le cardinal Lubomir Husar, de Leopoli, ville située à l'Ouest du pays, à Kiev, la capitale de nouvel Etat, a été perçue par beaucoup comme un nouvel acte du conflit qui divise de façon transversale le peuple ukrainien.

Si le cardinal soutient l'existence d'une matrice unitaire du peuple ukrainien qui, aussi bien dans l'expression orthodoxe que catholico-orientale a la même racine ethnique et culturelle, la même mentalité, le même rite et « aussi la même foi », les orthodoxes répliquent : « Notre foi au contraire est différente : la vôtre est d'origine latine sous un travestissement oriental, tandis que la nôtre est vraie et authentique ». L'hostilité qui divise le peuple ukrainien depuis plus de 400 ans, bien qu'ayant connu des répits momentanés, n'a jamais vu l'ombre d'un armistice.

Les blessures générées par cette hostilité sont trop nombreuses et encore trop ouvertes pour pouvoir être étudiées de façon purement académique. Conscient de ses propres limites, l'auteur de cet exposé aura le souci de présenter - autant que possible de façon impartiale - les deux vérités qui s'opposent, sous les aspects historique, religieux et humain.

Un conflit aux longues racines historiques

La graine de la discorde pluriséculaire fut semée lors de la division de l'antique Rus en deux états : Lituanie et Moscovie. À la suite de l'invasion mongole au XIIIè siècle, la Rus de Kiev, qui avait été baptisée par le grand prince Vladimir en 988, était devenue une partie de la grande principauté lituanienne avec sa métropole indépendante. Et à la suite de l'Union de Lublin de 1569, la Rus lituanienne avec sa population de « foi de la loi grecque », comme on disait à l'époque, fut annexée au royaume polonais, de population catholique. Du point de vue de la liberté de conscience, la Pologne était infiniment plus libérale que la Rus de Moscou (nous sommes alors aux temps d'Ivan le Terrible), mais au XVIe siècle, même cette liberté avait ses limites.

Dans ce contexte, les orthodoxes, pour la plupart des gens simples, artisans et paysans, qui subissaient une forte pression économique et sociale, furent également soumis à une discrimination dans la pratique religieuse. L'Eglise orthodoxe, si elle n'était pas ouvertement persécutée, se sentait humiliée et soumise à une pression de l'autorité polonaise, qui voulait séparer de Moscou la métropole de Kiev pour la pousser à l'union avec Rome. Ceci est la version orthodoxe des faits. Selon les catholiques, l'union de l'Eglise ukrainienne avec Rome n'était que le légitime retour aux intentions d'origine du Concile unioniste de Florence-Ferrare de 1439-1440, rejeté sans motif valable par Moscou.

En 1595, quelques évêques orthodoxes, parmi lesquels Ipatij Potsei, Kirill Terletskij et d'autres, se rendent à Rome et signent l'acte d'union avec le pape Clément VIII. Ce qui frappe les orthodoxes n'est pas tant le simple fait de la soumission à Rome que l'imposition de la théologie romaine et de "dogmes" inacceptables pour les orientaux (le Filioque, le concept du purgatoire, etc). A cette époque où l'idée d'œcuménisme n'effleurait même pas les esprits, l'unique forme de « dialogue » consistait simplement en l'annexion à l'Eglise de Rome des églises dites « schismatiques » ou d'une partie de celles-ci.

En 1596, un concile se réunit dans la ville de Brest (aujourd'hui en Biélorussie). Il y fut proclamée l'union de l'Eglise orthodoxe, qui se trouvait dans le royaume polonais, avec l'Eglise de Rome. En même temps, dans la même ville, se tint un autre concile dans lequel les orthodoxes excommunièrent les « unis ». Cet antagonisme s'étendit également à la terminologie utilisée pour dénommer les Eglises soumises à Rome, auto-définies comme « gréco-catholiques », mais appelées péjorativement « uniates » par les orthodoxes. De façon analogue, l'union avec Rome fut considérée par les gréco-catholiques comme « la fin du schisme », mais fut définie par les orthodoxes comme « complot d'évêques, manœuvre montée dans le dos du propre troupeau ». Il faut bien admettre que ce troupeau n'eut pas la vie facile. Après l'union, la pression s'appesantit sur les orthodoxes. Le Seim (Parlement polonais) promulgua contre le culte orthodoxe un grand nombre de lois spéciales, similaires de façon frappante aux « instructions secrètes » bien connues de style soviétique. En 1620, un certain Drevinsky, député orthodoxe au Seim de Varsovie, se plaignait ainsi :  »Dans les grandes villes, les églises ont été mises sous scellés, les propriétés ecclésiastiques volées, il n'y a plus de moines dans les monastères, les enfants meurent sans être baptisés, les corps des défunts sont enfouis comme charogne et sans rite funèbre, les maris vivent avec leurs femmes sans la bénédiction ecclésiale, etc. » La situation devient insupportable pour les orthodoxes sous l'archevêque de Polotsk Giosaphat Kunsewicz, tué par la foule après qu'il eut fermé tous les lieux de culte non gréco-catholiques existant dans le territoire de son ressort.  »Ma conscience m'interdit d'ouvrir ces églises pour qu'on y blasphème le nom de Dieu », écrivait Kunsewicz. Le  »saint martyr et apôtre de l'unité », pour les gréco-catholiques dont l'icône se trouve dans presque toutes leurs églises, l' » implacable persécuteur » pour les Orthodoxes.

Tout le XVIIe siècle fut marqué par les conflits entre Cosaques orthodoxes d'un côté et Polonais et Gréco-catholiques de l'autre. Cette guerre sans fin poussa l'ataman des cosaques, Bogdan Khmelnitsky, en 1654, à demander - peut-être à contre-cœur - au tsar Alexis le rattachement, à la Rus de Moscou, de la partie de l'Ukraine qu'il avait sous son contrôle. À la fin du XVIIIe siècle, la Pologne perdit son indépendance et fut répartie entre trois États. En 1831, une tentative d'insurrection lituano-polonaise contre l'empire russe fut écrasée par le tsar Nicolas I, dont la colère retomba aussi sur les Gréco-catholiques impliqués dans la révolte. De nombreuses églises édifiées par ceux-ci furent données aux orthodoxes. La révolution bolchevique de 1917, qui déclara une guerre sans merci à toutes les religions, ne toucha pratiquement pas la population grécocatholique restée en dehors de l'Urss, principalement en Pologne. Mais, de 1920 à 1939, quelques églises orthodoxes de ce territoire (dans certains cas, il s'agissait d'églises à l'origine gréco-catholiques et ensuite intégrées à l'orthodoxie) furent saisies et parfois détruites à la suite de procès intentés par les autorités polonaises. Il va de soi pour la vérité que si ces églises s'étaient trouvées en territoire soviétique, elles auraient simplement disparu de la face de la terre. En 1939, l'Urss alliée à l'Allemagne nazie, attaqua la Pologne et annexa l'Ukraine occidentale.

À la fin de la seconde guerre mondiale, et à la suite du partage de l'Europe, Staline décida de donner à la question « uniate » sa « solution finale ». En 1946, à Lvov (Lviv en ukrainien) fut réuni le pseudo-concile, où d'ex-prêtres gréco-catholiques proclamèrent leur désir de retourner à l'Eglise orthodoxe russe. Nous pouvons admettre que pour certains d'entre eux, ce désir ait pu être sincère. Mais la majorité des prêtres qui participèrent à ce concile furent les acteurs de ce « spectacle » stalinien, auquel le monde dut s'habituer après les « procès » des années 30. Ils le firent pour échapper à la mort en Sibérie où furent déportés tous les évêques et de nombreux prêtres gréco-catholiques. Presque aussitôt après ce concile, le père Gavriil Costelnik, qui en fut l'un des principaux protagonistes, fut tué à la sortie de l'église. Là aussi, les qualificatifs sont antithétiques : « traître » pour les uns, « martyr » pour les autres.

Mais il y a un problème bien plus épineux, qui concerne les fautes de l'Eglise orthodoxe : voulut-elle vraiment participer au sale jeu de Staline ou fut-elle victime de ce jeu ? Aucune de ces deux hypothèses ne peut être écartée comme inexacte. Du point de vue de son ecclésiologie, l'Eglise orthodoxe ne conçoit pas l'existence de l'Eglise « unie », c'est-à-dire une Eglise de rite byzantin, de théologie romaine et soumise à l'Eglise latine. On relève que même dans ses plus récents documents de doctrine sociale, l'Eglise de Moscou n'a jamais reconnu la liberté de conscience comme prétention légitime pour justifier l'apostasie.Quoi qu'il en soit, l'Eglise orthodoxe russe accepta ce cadeau empoisonné - l'annexion des Eglises gréco-catholiques - des mains de celui qui détruisit plus d'églises chrétiennes que ne l'avaient fait tous les empereurs romains. Les décennies 1946-1986 constituent la période du vrai martyre pour l'Eglise gréco-catholique. Ces quarante années sont cependant considérées par l'Eglise de Moscou comme le temps de « sa libre adhésion à l'Eglise russe ». Les Gréco-catholiques n'existaient plus officiellement : ceux qui avaient survécu aux persécutions staliniennes furent contraints à célébrer les fonctions religieuses dans la clandestinité, dans les bois, dans des cachettes secrètes. La fin de l'Eglise gréco-catholique semblait irrémédiablement atteinte.

Depuis l'indépendance

Mais le bouleversement historique de la perestroïka qui s'ensuivit apporta les réformes, la liberté irrépressible, la chute de l'empire qui paraît inébranlable, la naissance de l'Ukraine indépendante. En 1990, en Ukraine, on vota pour l'indépendance. La cause de l'indépendance gagna la majorité relative des votes. Décisif fut le plébiscite dans l'Ukraine occidentale. En 1986, l'Église gréco-catholique sort de la clandestinité : après 40 ans de persécution, elle commence à reprendre en main la situation. L'Église orthodoxe en Ukraine, au commencement, ne se rend pas compte de ce qui est en train de se passer. Elle demande l'aide de la police et des autorités, mais la police est déjà dans les mains du nouveau pouvoir local, nationaliste, résolument anti-russe. « Dehors, le pope de Moscou », crie la foule quand le patriarche Alexis visite Kiev au début des années 90. Des centaines d'églises sont reprises par la force, c'est maintenant au tour des orthodoxes de se sentir victimes des Gréco-catholiques. Pour ces derniers, il s'agit de « la légitime restitution de notre propriété historique », tandis que pour les orthodoxes, c'est « une croisade anti-orthodoxe téléguidée par Rome ». Pendant plus de dix ans, le patriarche de Moscou parle du « pogrom » de l'orthodoxie dans l'Ukraine de l'Ouest (la région de Lviv, Ternopil, Ivano-Frankivsk) et cette persécution rend impossible une visite de Jean-Paul II à Moscou. Il est certain que les foules « patriotiques » qui s'identifient aux Gréco-catholiques et les anti-moscovites ne reçoivent pas d'ordre de Rome, mais du côté (officiel) orthodoxe, personne ne veut connaître ces détails.

L'installation récente du cardinal Husar à Kiev pourrait ultérieurement rouvrir l'antique conflit. « Nous fûmes chassés de Kiev. Kiev est notre centre religieux et spirituel », affirme le cardinal. « Les Gréco-catholiques vivent en majorité à l'Ouest. À cet égard, on ne comprend pas pourquoi la direction de l'Eglise gréco-catholique veut se transférer à Kiev (…). L'unique héritier du siège historique de Kiev est le patriarche de Moscou », déclare le métropolite Cyrille (Patriarcat de Moscou). Après le transfert de Husar, le patriarche Alexis a déjà exprimé sa préoccupation (pour ne pas dire plus) à cet égard. Mais la protestation encore plus forte est venue du patriarche œcuménique Bartholomée. Dans sa lettre au Pape du 29 novembre 2003, le « primus inter pares » du monde orthodoxe a déclaré que l'éventuelle installation du patriarcat gréco-catholique à Kiev (qui pourrait constituer l'étape suivante après l'installation du cardinal) « fera sauter en éclats les tentatives de poursuite du dialogue » et « fera revenir le climat d'hostilité qui régnait il y a quelques décennies ». Les années passent, les hommes, les régimes, les pays, les circonstances changent, mais le nœud du conflit reste encore très serré.

Nous avons décrit ici deux histoires, deux visions, deux raisons et deux logiques différentes, mais les souffrances humaines, les martyres, la fidélité de chacun à sa foi n'ont pas changé. Le problème est que chaque partie en cause se souvient uniquement de son propre martyre, même s'il a été subi il y a des siècles, sans regarder ou « sentir » le martyre de l'autre partie.

Une solution au problème sera possible seulement quand chacun pourra reconnaître sa propre douleur sur le visage de l'autre, de ce prochain porteur d'une autre foi et, partant de cette douleur, reconnaître aussi le Christ de l'autre et dans l'autre. Un miracle qui écrase les murs pesants de l'histoire est toujours possible, comme le fut la réconciliation de Paul VI avec le patriarche Athénagora quand, en 1965, ils annulèrent les excommunications réciproques de 1054 et, devant Dieu - avec les larmes de la réconciliation - demandèrent ensemble pardon.

Vladimir Zielinsky

Ecclesia - N° 51 - 23 juillet 2004

www.france-catholique.fr/ hebdo_pdf...



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