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Les Kurdes yézides de Géorgie (2005)


samedi 9 juillet 2005

La FIDH a mandaté une mission d'enquête internationale sur la situation des droits et libertés des minorités ethniques en République de Géorgie. Elle s'est déroulée du 15 au 24 juillet 2004, à Tbilissi et en province (Tsalka, Akhalkalaki, Akhaltsikhe). Cette mission s'inscrivait dans le contexte d'un flux important en Europe occidentale de demandeurs d'asile en provenance de Géorgie se plaignant de discriminations. Elle avait pour but d'évaluer la situation des minorités en Géorgie. La mission a choisi de documenter la situation des minorités dans les territoires où s'exerce de facto la souveraineté des autorités géorgiennes.

Les Kurdes yézides constituent un groupe ethno-religieux qui parle le kurmanji, un des dialectes kurdes les plus courants. Le yézidisme est une religion syncrétique qui combine des éléments de zoroastrisme, de judaïsme, de christianisme et d'islam. Elle s'est développée dans le passé chez les Kurdes d'Irak, de Syrie, de Turquie, du Caucase et, du fait de l'immigration récente, dans les pays d'Europe occidentale. Les Kurdes yézides de Géorgie sont des Kurdes qui ont fui les persécutions du gouvernement jeune-turc, au sein de ce qui était alors, entre 1914 et 1917, l'Empire ottoman. Ils s'établirent en Arménie et en Géorgie, où ils cohabitèrent avec les Kurdes musulmans jusqu'en 1944, date à laquelle ceux-ci ont été déportés par Staline. Il reste aujourd'hui un très petit nombre de Kurdes musulmans, l'écrasante majorité est yézide. L'identité ethnique du groupe est assise sur des liens idéologiques eux-même fondés sur le sang : on naît yézide, on ne peut le devenir volontairement (1). Le groupe est divisé en castes religieuses, les Cheiks, les Pirs, et non religieuses, les Murids. La tradition se transmet oralement.

Les quelques centaines de Kurdes musulmans vivant en Géorgie sont en fait des citoyens azerbaïdjanais qui y nomadisent. Les quelques entretiens menés avec eux, grâce à l'aide d'un Kurde yézide traduisant pour la mission le kurdmanji, laissent apparaître une situation incomparablement plus défavorisée que celle des Kurdes yézides citoyens de Géorgie (très grande pauvreté, méconnaissance du russe et du géorgien, analphabétisme général des filles non scolarisées, etc.).

Selon les recensements de la population géorgienne, le nombre de Kurdes yézides a évolué comme suit (2) :
-  1926 : 10.270 Kurdes et 2.262 Yézides,
-  1939 : 12.915 Kurdes
-  1959 : 16.212 Kurdes
-  1970 : 20.690 Kurdes
-  1979 : 25.688 Kurdes
-  1989 : 33.331 Kurdes
-  2002 : 2.514 Kurdes et 18.329 Yézides.

Les associations locales estiment toutefois que ces chiffres sont artificiellement gonflés, et évaluent à environ 6.000 le nombre de Yézides restant en Géorgie. Les participants d'une table ronde organisée en 2003 par l'ONG la Maison Caucasienne, ont pu souligner, dans Kavkasckij Akcent, le journal publié par l'association, que la proportion de Kurdes yézides ayant émigré est probablement la plus forte de toutes les communautés vivant dans le pays (3). Plusieurs facteurs concourent à faire des Kurdes yézides un groupe fragilisé.

Des stéréotypes négatifs

L'attitude générale de la population reste souvent marquée par la méfiance, voire un franc mépris à l'encontre de certains groupes confinés au bas de l'échelle sociale - ou perçus comme tels - notamment à l'encontre des Kurdes habitant en ville (4). La stigmatisation ethnique va ainsi de pair avec la stigmatisation socio-économique. L'image des Kurdes dans la société géorgienne est mauvaise, et ils souffrent d'un mépris partagé, associé à une position au bas de l'échelle sociale.

L'homophonie entre les termes géorgiens désignant les Kurdes et le mot signifiant voleur (k'urti) en est une illustration. Cette image contribue à la rareté des mariages mixtes. Le seul cas auquel nous avons été confrontés durant la mission est celui d'une femme yézide mariée à un Géorgien qui souffrait toutefois de l'ostracisme de sa famille dûe à l'ethnie de son mari (cette femme ayant fait appel au bureau de l'ombudsman). Beaucoup occupent des emplois peu valorisés : balayeurs/ses, porteurs, etc. Le nombre de diplômés du supérieur est réduit, il y a peu d'intellectuels. Toute promotion sociale n'est toutefois pas impossible : certains Kurdes occupent des postes importants et sont bien intégrés socialement et économiquement. Nos interlocuteurs kurdes ont généralement mis l'accent sur le hiatus entre les stéréotypes et la réalité : "Les Géorgiens nous voient tous comme des balayeurs, alors que beaucoup d'entre nous ont fait des études, et certains s'en sortent bien dans les affaires".

Les autorités et les forces de police partagent cette faible considération et les stéréotypes en vigueur. La presse ou les déclarations officielles en sont souvent le reflet. Ainsi, un quotidien géorgien, Dilis gazeti, a publié à sa une, le 17 avril 2002, deux photos, l'une de trois balayeuses kurdes, et l'autre d'une sculpture illustrant une danse traditionnelle, la samaïa, avec comme commentaire ironique : "Que l'été sied aux danseuses de samaïa". Toutefois, il arrive également à la presse géorgianophone d' ouvrir ses colonnes au droit de réponse des Kurdes yézides.

Une faible représentation

Il n'y a aucun député kurde au sein du Parlement élu en mars 2004 (5). Cette situation reflète l'évolution générale. Alors qu'à l'époque soviétique, une règle implicite accordait d'office quelques sièges aux représentants des minorités, la place qui leur est concédée ne cesse de diminuer au sein des parlements successifs. Les candidats non-Géorgiens ont souvent été relégués à des positions non-éligibles sur les listes électorales constituées pour le scrutin proportionnel. Dans certains districts peuplés de non-Géorgiens (tels ceux de Gardabani ou Dmanissi), les électeurs, parce qu'ils considèrent que leurs intérêts seraient mieux défendus par un Géorgien, ou tout simplement par crainte d'une trop grande visibilité, préfèrent ne pas voter pour un candidat non- Géorgien. A ceux qui se plaignent d'une baisse du nombre de députés issus de certaines ethnies, les autorités expliquent que le Parlement étant dorénavant démocratique, le système des quotas existant à l'époque soviétique n'a plus de raison d'être. Ainsi, Madame de Félice (Cimade - Paris) rapporte les paroles de Lévane Gvinjilia, alors président de la Chambre de la langue géorgienne : "Nous ne sommes plus au temps de l'Union Soviétique où il y avait des quotas pour les ethnies et les professions - une fille de ferme, deux cultivateurs de thé, trois Arméniens, etc. Ce genre de pratique serait totalement inconstitutionnelle dans une démocratie […] Ce n'est pas la faute du gouvernement si l'on ne trouve aucun Kurde dans le personnel d'Etat. Les parlementaires sont élus par circonscription, non sur la base de groupes ethniques. C'est à eux [yézides] de mériter les suffrages des électeurs ; et pour ça, ils devraient au minimum être capable de parler géorgien" (6).

Exprimant sa préoccupation quant aux « entraves à la participation des minorités aux institutions politiques, par exemple celles subies par les minorités ethniques au niveau des organes exécutifs locaux, du fait de leur méconnaissance de la langue géorgienne », le Comité sur l'élimination de la discrimination raciale des Nations Unies s'est également inquiété en 2001 de la sous-représentation des minorités ethniques au Parlement. Le Comité a donc émis des recommandations portant sur les mesures que devrait prendre la Géorgie pour améliorer la représentation des minorités ethniques au parlement et dans les instances locales (7). La situation est pire encore en ce qui concerne le pouvoir exécutif : aucun ministre n'est issu de minorités. Tous nos interlocuteurs ont déploré la difficulté d'atteindre des postes élevés dans la fonction publique : "Quand on est Kurde, on ne peut pas avoir de poste dans l'administration"

Un défaut de protection

Les Kurdes yézides relèvent qu'ils sont aisément la cible d'exactions commises par les forces de l'ordre en raison de l'absence de Yézides dans la hiérarchie policière (8). A contrario, nos interlocuteurs assyriens ont expliqué qu'ils étaient plus épargnés par l'arbitraire policier du fait qu'un général du ministère de l'Intérieur d'origine assyrienne leur fournissait une protection.

Bien que la mission n'ait pas rencontré les victimes, et bien que ces exactions ne paraissent pas de nature différente de celles rapportées par les ONG et la presse dans des cas analogues concernant d'autres nationalités (y compris géorgienne), plusieurs cas de violences policières à l'encontre de Kurdes yézides ont été relatés. On peut ainsi citer le cas de Djémal Téloyan, torturé par la police le 8 mai 1998 à des fins d'extorsion de fonds (9).

Toutefois, certaines exactions ponctuelles émanant de certains agents de l'Etat peuvent être motivées par l'ethnie même des victimes (10). Le cas d'une descente de police particulièrement violente visant un quartier périphérique kurde de Tbilissi, au cours de laquelle plusieurs personnes auraient été molestées, en 1995, a été évoqué à plusieurs reprises.

Nos interlocuteurs mettent en avant les tracasseries administratives qui les empêchent de faire valoir certains droits, comme, par exemple, celui à une pension d'invalidité. "J'ai combattu en Abkhazie comme appelé dans les rangs géorgiens, j'y ai perdu une jambe, et pourtant, il m'a été impossible pendant plusieurs années de faire valoir mon statut d'invalide de guerre".

Certains d'entre eux ont manifesté la crainte de parler de leurs problèmes en présence d'inconnus, y compris des membres d'ONG. Cette crainte, qu'elle soit fondée ou non, témoigne pour le moins d'une faible intégration des Kurdes yézides dans la société civile géorgienne et d'un sentiment de grande vulnérabilité. En outre, à la différence des Arméniens, Azerbaïdjanais, Russes, Grecs, etc., les Kurdes yézides n'ont pas d'Etat propre qui pourrait prendre leur défense et promouvoir leurs intérêts auprès des autorités géorgiennes. Alors que la Géorgie considérait la Turquie comme un partenaire stratégique, leurs liens éventuels avec les organisations kurdes en Turquie ont au contraire pu entraîner une discrimination accrue à leur égard. Plusieurs membres présumés du PKK ont ainsi été livrés aux autorités turques, sans qu'on sache ce qu'il en est advenus par la suite. Après une rencontre consacrée aux problèmes des Kurdes yézides organisée par l'ONG La Maison du Caucase, en 2003, certains journaux se sont inquiétés de voir « de nouveaux Ocalan » en Géorgie. Le bureau de Tbilissi du PKK n'a toutefois pas été fermé. Bien que la grande majorité des Kurdes yézides se soit regroupée dans quelques quartiers de Tbilissi, ils constituent une communauté divisée, sans porte-parole ou association pouvant les représenter efficacement et promouvoir leurs intérêts collectifs. Les différentes associations ont des priorités différentes. Certaines cherchent à promouvoir la préservation de la culture yézide en Géorgie (Union of Georgian Yezidis) ou l'intégration des Yézides dans la société géorgienne (Association de la jeunesse Yézide), et sont préoccupées par l'émigration massive qui, à terme, ruine leurs efforts. D'autres mettent l'accent sur la discrimination.

Une culture affaiblie

Différents facteurs contribuent à l'affaiblissement de la culture kurde en Géorgie. Il n'y a pas de consensus sur l'identité collective. Une partie de la communauté se considère Yézide, une autre, Kurde, et encore une autre, Kurde yézide, ceci entraînant des polémiques internes et des revendications potentielles à l'encontre des autorités. Ainsi, un courrier a été adressé en juin 2004 à l'Ambassadeur d'Arménie par des Kurdes de Géorgie se plaignant de l'appellation « nation yézide » dans les manuels scolaires arméniens. La question de l'appartenance ethnique a été différenciée dans le recensement de la population de 2002, chacun pouvant définir librement la catégorie qui lui semblait la plus pertinente.

Bien que les Kurdes yézides ne bénéficient d'aucun statut juridique spécifique, certains aspects de leur culture ont pu être préservés, particulièrement dans le domaine de l'éducation. En effet, à l'époque soviétique, cinq classes en langue kurmanji étaient rattachées aux écoles russes. Mais l'indifférence politique, le manque de moyens et la faible rétribution des enseignants, ainsi que la faible rentabilité de ces classes ont entraîné leur fermeture après 2002. Jusqu'à sa privatisation en 2002, une radio nationale diffusait également des programmes en langue yézide. La forte émigration risque de renforcer ces évolutions (11).

Le refus persistant des autorités étatiques et locales d'autoriser l'aménagement d'un lieu de culte yézide est contraire aux droits des Yézides. De fait, un tel lieu n'a jamais pu voir le jour depuis l'établissement des Kurdes yézides en Géorgie. Ce manque de volonté politique de remédier au problème semble venir du fait que l'Église Orthodoxe Géorgienne, qui entretient un climat d'intolérance religieuse (voir supra), ne serait pas prête à tolérer l'existence d'un tel lieu de culte (12).

La possibilité pour les Yézides de changer leurs noms pour en reprendre la forme originelle kurde est devenue une condition fondamentale de la préservation de leur identité. Or, dans certains cas, les Yézides se sont vus refuser l'exercice de ce droit par les autorités compétentes. En outre, la corruption généralisée pèse sur les chances de voir aboutir ces procédures dédaléennes. Les fréquents refus ou échecs auxquels se trouvent confrontés les Yézides lorsqu'ils souhaitent changer de nom sont ainsi compris comme un archarnement des autorités étatiques contre l'identité kurde yézide.

Notes
-  (1) M. De Felice, Les Yézides de Géorgie, Paris, Juin 2004.
-  (2) Les recensements de 1939, 1959, 1970, 1979, 1989 ne comprenaient aucune catégorie « yézide, si bien que l'ensemble était comptabilisé comme Kurdes.
-  (3) Kavkasckij Akcent, n°8 (81), 2003.
-  (4) Ce mépris affecte également d'autres groupes, comme les Tsiganes, ou, dans les campagnes, les Azéris.
-  (5) Huit députés sont issus de minorités, seuls 3 % des candidats aux élections parlementaires étaient issus de minorités ethniques.
-  (6) Rapport de Madame de Félice, citant Minelres Caucasus reporting, n° 166.
-  (7) CERD/C/304/Add.120.
-  (8) En revanche, nombreux reconnaissent chercher ce type de protection clientéliste auprès d'une sommité du monde criminel (« vor v zakone ») kurde.
-  (9) Communiqué du 20 juillet 2003 d'Emil Adelkhanov, vice-président du conseil de l'Institut pour la paix, le développement et la démocratie (CIPPD).
-  (10) La Cour Européenne des Droits de l'Homme a déclaré au sujet de 6 familles yézidies demandeuses d'asile politique en Allemagne : "La Cour note que les informations actuelles auxquelles les juridictions allemandes se sont référées montrent que la situation des requérants n'est pas pire que celle d'autres membres de la minorité yézide, ni même, peut-être, celle des autres habitants de la Géorgie et de nature à engager la responsabilité de l'Etat au sens de la jurisprudence de la Cour. Le fait que les autorités de police géorgiennes n'ont apparemment pas toujours pris les mesures nécessaires et suffisantes afin de poursuivre effectivement les infractions commises à l'encontre des requérants et d'autres yézidies par des personnes ou groupes privés est plutôt le signe d'une faiblesse structurelle générale dans le pays." En outre, une simple possibilité de mauvais traitements en raison d'une conjoncture instable dans un pays n'entraîne pas en soi une infraction à l'article 3 de la Convention Européenne de Droits de l'Homme. Case F. Katani and others v Germany, decision of 31.5.2001.
-  (11) Voir Kavkazskij Akcent, n° 8 (81), 2003, Novyj Vzgliag, n° 3, avril 2003. Lettre ouverte de Mouraz Djafarov à E. Chévardnadzé, n° 7, août 2003.
-  (12) À ce propos, voir Forum 18 News Service, 14 novembre 2003. La mauvaise volonté des autorités n'explique pas tout. Un lopin a été attribué par la municipalité pour la construction d'un temple, mais les difficultés de financements ont entravé la réalisation du projet.

Lire le rapport complet de la FIDH sur le site : http://www.fidh.org/article.php3 ?id...



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