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Le « souci de l'âme » Est-européen ou l'apport de l'héritage et de l'expérience historique est-européenne contemporaine (XXe siècle) à la civilisation européenne (2006)


lundi 13 novembre 2006

« Nous qui nous sommes tous habitués au système, nous qui l'avons accepté comme un fait intangible, donc entretenu par nos soins…, nous sommes tous en même temps ses cofondateurs. Pourquoi parler ainsi ? Parce qu'il ne serait pas raisonnable de considérer le triste héritage des quarante années, comme quelque chose d'étranger qui nous a été légué par un parent lointain . Nous devons au contraire accepter cet héritage comme quelque chose que nous avons nous-mêmes commis contre nous… ». Bien plus qu'une simple allocution pouvant être interprétée en Occident comme une introduction politique marquant la fin du communisme soviétique (dans les républiques populaires), l'avènement (proche) d'une nouvelle époque encline, elle, aux politiques occidentales (de type capitaliste) ou à l'économie de marché, le discours du Président en devenir de la Tchécoslovaquie, puis de la République Tchèque, Vaclav Havel, dépasse, ce « simple » cadre, pour évoquer l'héritage, l'expérience historique ainsi que l'éthique de responsabilité qu'il convient d'assumer en ce jour de perspective et de commencement, afin de ne pas réitérer ce qui ne doit être oublié ou nié. Disciple de l'éminent philosophe tchèque Jan Patocka, Vaclav Havel relaie et perpétue, dans ce discours « d'inauguration », l'idée et le sentiment inaliénables du « souci de l'âme » si cher aux penseurs et intellectuels est-européens d'après-guerre. Pensons entre autres aux vers et écrits catastrophistes et sombres (Trois Hivers (1936) ; La Pensée Captive (1953) ; Terre d'Ulro (1977)…) du poète polonais Czeslaw Milosz, aux regards lucides des historiens hongrois et polonais György Konrad (L'Antipolitique (1987)…) et Bronislaw Geremek (L'Historien et le Politique (entretiens) (1999)), aux romans retranscrivant l'incertitude et l'inquiétude d'entre-deux-guerres (Ferdydurke (1938)…) de l'écrivain polonais Witold Gombowicz, les romans psychologiques (Entre les guerres, (Miêdzy wojnami, (1947-1951)…) de Kazimierz Brandys (Pologne), d'Ivan Klima (Amour et ordure (1988)...), de Milan Kundera (le Livre du rire et de l'oubli (1978) ; l'Insoutenable Légèreté de l'être (1984) ou l'Immortalité (1990)…) (ancienne Tchécoslovaquie), aux dramaturges Pavel Kohout (tchèque) ou Tadeusz Kantor (polonais), aux philosophes Jan Patocka, Vaclav Belhoradsky (tchèque) ou Istvan Bibo (Hongrois)… Sans oublier l'intelligentsia de la Mitteleuropa d'entre-deux-guerres, l'une des seules probablement, anticipant avec une fascinante lucidité les conséquences désastreuses, pour le monde moderne, de la croyance selon laquelle l'universalisme et la raison ne pourraient se réaliser qu'à travers une impersonnalité croissante nous entraînant dans le drame que l'on connaît. Evoquons entre autres : les peintures ou les pièces de théâtre parcourant avec « lucidité » et au gré du tragique les horreurs qui agitent l'être et le monde de l'autodidacte polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, les vers imprégnés de l'angoisse et de la douleur du poète Rainer Maria Rilke, le portrait d'un Homme sans qualité à l'existence hypothétique de Robert Musil, le langage du maître de l'absurde Franz Kafka, les écrits fantastiques (introduisant pour la première fois le mot « robot » lors de la pièce R.U.R. (1921) dans la littérature mondiale) du dramaturge et écrivain tchèque Karel ?apek, les analyses de l'écrivain autrichien Hermann Broch sur les raisons de sa passivité devant la montée du nazisme, la noirceur des mots du moraliste roumain Emil Michel Cioran, ou plus à l'Est, les témoignages romanesques sur le régime bureaucratique soviétique de l'entre-deux-guerres (Le Maître et Marguerite, 1928-1940) de l'écrivain russe Mikhaïl Boulgakov.

Démystificatrices, lucides, subversives, la pensée et la culture est-européennes du XXe siècle, bercées par le drame et l'espoir, s'imprègnent, dans toute sa mesure de ce « souci de l'âme » - langage, art, usages, tables de valeurs, réel et véritable ensemble de traditions, d'informations, d'apprentissages ou d'éducation reçue, soudant et tenant pour solidaire une mosaïque de peuples et de nations. Mais comment et d'où vient ce « souci de l'âme » tant repris, retranscrit et conté dans les œuvres, les paroles, les écrits, et les manifestations (de toutes sortes) ? Est-il un fait particulier à la culture est-européenne ? Si oui, pourquoi ? Et quel est son apport, en définitive, à la civilisation européenne ?

Evoqué pour la première fois dans les paroles et écrits antiques du philosophe grecque Platon, émergeant dans les heures les plus sombres de l'Histoire de l'humanité (toute civilisation confondue), le « souci de l'âme », bien qu'il soit un caractère universel indéniable, revêt dans l'histoire, la pensée et la culture est-européenne un caractère singulier, unique. L'histoire en est-elle, à cet égard, la première pierre et la principale cause ? Le doute ne semble permis si l'on prend le temps et en considération le « poids de l'histoire » est-européenne et les évènements importants dont elle a pu en être le théâtre, si ce n'est le lieu officiel de l'abîme. Un abîme faisant la distinction entre les deux moitiés d'Europe, et à travers lequel seuls l'héritage et l'expérience historique est-européenne y ont fait un très rude apprentissage - la cause pouvant être attribuée entre autres au positionnement géopolitique et aux legs historiques et politiques des deux parties. A savoir une succession de partages et de divisions, l'émergence et l'effervescence d'un pluralisme identitaire sans son pareil, un grand nombre de guerres (pensons aux guerres successives dans la région des Balkans à la fin du XIXe et au début du XXe, à la Première Guerre mondiale, à la désagrégation d'un Empire Austro-hongrois bureaucratisé, à l'affront et l'humiliation faite aux régions de la Mitteleuropa avec le Traité de Versailles (1919-1920), à la guerre russo-polonaise de 1920 (avec le « Miracle de la Vistule » et la victoire polonaise sur le « frère » russe), la Seconde Guerre mondiale, l'éclatement de l'ex-Yougoslavie et la nouvelle guerre des Balkans…), un drame entraîné à son paroxysme (montée du nationalisme et du fascisme dans la plupart des pays est-européens, l'antisémitisme et l'Holocauste, la soviétisation et l'occupation, les déportations dans les goulags de la Kolyma, les révoltes et insurrections solutionnées dans le sang (Berlin Est, Budapest, Poznan (1956), Prague (1968), Gdansk (1970) entre autres…), la révolution de décembre (1989) à Bucarest en Roumanie, les massacres dans l'ex-Yougoslavie et la répétition d'évènements banni pourtant par la communauté internationale depuis la Shoah…), mais aussi la démocratisation par la non-violence (comme peuvent en témoigner hier, la Pologne et la Table des négociations, la révolution de velours en Tchécoslovaquie, la chute du Mur de Berlin, les pourparlers hongrois…, et aujourd'hui la révolution orange en Ukraine), la réussite politique et économique marqué par un développement et une croissance importante (bien que quelques pays restent encore en marge du fait de certains évènements et impondérables passés ou actuels ralentissant de manière assez net leur propre développement)… Héritage et expérience historique continuellement partagés entre le tragique et l'espérance, la pensée et la culture est-européenne ont développé ainsi, tout au long du XXe siècle, un ensemble de valeurs atypiques sur le continent fondé sur le prix de l'indifférence et l'idée en conséquence d'une protection, d'une garantie de soi contre soi-même.

Seule et unique sauvegarde de nous-mêmes sur la quotidienneté, le « souci de l'âme » - délaissé depuis un grand nombre d'années maintenant par le Monde Occidental (et ouest-européen) au profit la plupart du temps de l'économie et de la compétitivité - peut permettre à l'Europe d'échapper à « un de ses plus grands périls : la lassitude » (Husserl), l'impérialisme de la quotidienneté ainsi que l'exigence pantagruélique de la démocratie. Propos auxquels réagissent et répondent la plupart des penseurs et intellectuels est-européens comme le philosophe tchèque Jan Patocka : « être européen, c'est être capable de s'émanciper de la préoccupation exclusive que nous imposent le quotidien, sa servitude et son anonymat, sans que cette libération se produise sur le mode de l'oubli de soi, mais corresponde au contraire à une reconquête lucide de soi… Penser et agir en citoyen, c'est ainsi renouer avec l'héritage du souci de l'âme d'où l'Europe a pris son essor… ». Poursuivant plus loin dans Platon et l'Europe (1983) : « L'entretien avec les autres est toujours en même temps un entretien de l'âme avec elle-même, et le soin de l'âme a lieu dans cet entretien ». Important héritage culturel, ce « souci de l'âme » peut insuffler un air nouveau, si ce n'est une nouvelle signification, à une Europe « vieillissante » repliée depuis trop longtemps sur une moitié d'elle-même ; il peut également en être la clé de son avenir. Traduit à travers ce « souci de l'âme », l'apport de l'héritage et de l'expérience historique est-européens dans la civilisation européenne, peut contribuer à ce que les occidentaux (ouest-européens notamment) cessent de regarder l'Histoire de « l'Autre Europe » comme une autre Histoire (Alexandra Laignel-Lavastine).

Olivier Vargin, doctorant en esthétique et sciences de l'art, spécialiste de l'art contemporain Est-européen



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