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"Les relations russo-européennes : contradictions, paradoxes et influences" par Michel GUENEC (décembre 2008)


lundi 15 décembre 2008

L'observation des relations entre l'UE et la Russie est toujours compliquée, mais passionnante. C'est que l'Europe n'est pas un bloc homogène, politique ou autre : c'est avant tout une mise en commun d'intérêts particuliers qui toujours craque sous le poids des égoïsmes nationaux sans jamais se rompre, un "OPNI" (objet politique non identifié), comme disait Jacques Delors. C'est que la Russie n'est pas seulement une puissance européenne, mais une puissance aux intérêts mondiaux usant de pratiques diplomatiques du siècle dernier, voire du XIXéme siècle, quand l'UE cherche, de son côté, à inventer des règles nouvelles dans tous les domaines.

Des relations "meuble à tiroirs"

En travaillant sur ces questions, il saute aux yeux que ces relations ressemblent à un meuble à tiroirs. Car de quelle Europe parle-t-on ? d'Europe de la culture ? de la politique ? des idéologies ? de l'Europe des coopérations industrielles ? Si un pays a marqué l'Europe dans ces domaines c'est bien la Russie. Les écrivains, les peintres, les musiciens, les savants russes ont inventé une large part de la modernité européenne et que dire alors de l'attraction du marxisme-léninisme sur les élites et les masses européennes ? La Russie a été immense, influente, inventive, surtout dans le domaine culturel, lorsqu'elle s'est tournée vers l'Europe car, hormis le marxisme-léninisme encore et son messianisme totalitaire, en quoi a-t-elle influencé ses voisins extra-européens (Chine, Turquie ...) ? La période soviétique a largement cassé l'influence culturelle classique qu'avait la Russie sur l'Europe, même si apparaissent encore chaque jour dans ce pays des écrivains et des musiciens sublimes.

Une Russie "Etat-monde"

Mais l'important est ailleurs. En politique tout d'abord. L'URSS s'est forgée l'image et la stature d'une puissance planétaire, égale aux Etats-Unis. La Russie n'a pas, loin s'en faut, hérité de la stature, mais a conservé l'image et -ce n'est pas sans conséquences pour les Européens- l'impérialisme, l'autoritarisme, le militarisme, la diplomatie brute soviétiques. Comment la Russie actuelle pourrait-elle ressembler à celle d'hier, y compris sous la forme soviétique, quand ses voisins, jadis sous-développés, sont devenus des puissances mondiales (Chine, Inde) ou régionales (Iran, Turquie) dont les intérêts concurrencent directement les intérêts russes dans les zones traditionnelles d'influence russe ? De même que l'UE changera de nature et de vision du monde en s'étendant à la Turquie et en développant des programmes de coopération avec l'Afrique du Nord, le Proche et le Moyen-Orient, la Russie, dont la frontière s'étend de l'Europe aux Etats-Unis, en passant par le Caucase, l'Asie centrale, la Chine et le Japon, n'est plus seulement européenne au sens où elle ne fait plus seulement face à la concurrence économique, militaire, culturelle, etc ... de l'Europe. Cette Russie qui plus est, et c'est là un autre probléme pour l'Europe, se cherche toujours une identité et une place dans la géopolitique mondiale entre les mondes asiatique, musulman et européen. Les frontières physiques de la Russie ne coïncident pas avec les frontières mentales de ses dirigeants. Elle n'a, et les évènements de l'été au Caucase l'ont amplement démontré, pas encore rejoint la "communauté des nations civilisées" au sens où l'entendait Gorbatchev, c'est à dire qu'elle n'accepte toujours pas les valeurs de l'Occident. Elle demeure, ou voudrait demeurer, un "Etat-monde", une civilisation originale détentrice d'une vérité supérieure et totalitaire.

Des hommes, des institutions

Si la politique de V. Poutine a le mérite d'avoir stabilisé économiquement et politiquement la Russie, celle-ci ne s'appuie pas sur des institutions, mais sur des hommes, pour la plupart issus des structures de forces et anciens camarades de l'ancient président et actuel premier ministre. Ces gens, loin de se cantonner à la seule politique, se sont emparés de pans entiers de l'économie au point que la politique russe peut aujourd'hui se confondre avec la défense de leurs intérêts personnels (à qui appartient réellement Gazprom par exemple ?). La campagne pour les élections présidentielles s'est déroulée sur fond de règlements de compte violents entre structures de forces, notamment entre le FSB et le comité pour la lutte contre les narcotiques, lui aussi composé d'anciens officiers du KGB / FSB. D. Medvedev, lui-même, a été plusieurs fois visé. Cette période, à la fois post et -selon toute vraisemblance- pré-poutienne, est donc dangereuse à plus d'un titre. Que Poutine vienne à disparaître et la Russie connaîtra des troubles très graves, les institutions pouvant se révéler trop faibles pour imposer un règlement pacifique de la transition politique nécessaire à l'apparition d'un nouveau pouvoir.

En ce sens, la Russie apparaît comme l'antithèse de l'Union européenne, comme la négation extrême des valeurs communautaires, telles que mises en avant par la CEE, puis l'UE. L'Europe se conçoit comme un espace de paix où les Etats membres ont instauré d'un commun accord des règles fondant des libertés fondamentales auxquelles ils se soumettent librement. Face à elle la Russie apparaît comme une démocratie galvaudée, n'utisant les instances internationales (ONU. OSCE,etc ...) que pour mieux cacher sa faiblesse présente et les abandonnant dès que la prospérité revient, tirée par le prix du baril de pétrole, refusant, en tout cas, de soumettre ne serait qu'un soupçon de souveraineté à une autorité supra-nationale et toute libre soumission à des normes supérieures, à des procédures contraignantes de règlement des différends ! Antithèse encore car la Russie accorde à ses forces armées, et avant tout à l'arme nucléaire, une importance en politique étrangère que n'ont surtout pas les forces armées européennes.

Sécurité européenne et sécurité russe

Les Russes ne voient pas l'Europe, comme les Français, par exemple, la voient. A leurs yeux, la sécurité européenne n'est clairement pas dissociable de l'OTAN. Certes, Moscou a salué en 1998 l'apparition d'une Europe de la défense à Saint-Malo qui aurait pu servir de contrepoids à l'OTAN. Mais les accords de Berlin (1) sont venus brouiller cette vision. La PESD apparaît aujourd'hui aux Russes comme un pseudopode de l'OTAN. En conséquence, la politique anti-OTAN de la Russie menace surtout le territoire européen. Qu'on le veuille ou pas, Europe et OTAN sont indissolublement liés (2), ne serait-ce que parce que Moscou en a décidé ainsi. La PESD n'a donc pas l'autonomie que l'on veut bien croire en France. Pas plus qu'on ne choisit son ennemi, on ne choisit l'image que le voisin se fait de vous : il vous regarde avec ses yeux, et jamais avec les vôtres. Les dirigeants européens devraient s'en souvenir. Les SS-26 russes qui pourraient être installés à Kaliningrad ou en Biélorussie, visent avant tout des pays européens et non pas les Etats-Unis. La tactique russe est ici connue depuis des lustres : il s'agit de braquer l'opinion publique européenne contre la politique américaine en Europe afin de diviser les Alliés. La nouvelle architecture de sécurité avancée par le couple Poutine / Medvedev cette année n'a pas d'autre but.

L'erreur serait ici d'accepter sans conditions les offres russes sous prétexte, par exemple, d'anti-américanisme ou pour faire avancer la PESD. Que les traités FCE, STAT ou le FNI doivent être revus, repensés, les analystes en conviennent. ;ais que la sécurité européenne soit recomposée sous la menace militaire et aux conditions russes est inacceptable. La Russie doit être analysée pour ce qu'elle est, un des principaux pourvoyeurs d'énergie de l'Europe, certes, mais pas seulement : elle est surtout un pays dangereux par sa politique des blocs d'influence, par son militarisme, son impérialisme, son utilisation de l'arme énergétique et la faiblesse de ses institutions face au pouvoir démesuré de l'élite en place au Kremlin. Malgré la hausse des prix du pétrole, la Russie demeure probablement cette "(puissance pauvre" que dénonçait dans les années 1990 G. Sokoloff dans son livre fameux.

En caricaturant à peine, on pourrait dire que la politique européenne envers la Russie consiste à tenter de lui imposer des règles juridiquement et moralement contraignantes et à la réduire à sa dimension européenne. Pour Bruxelles il s'agit surtout de sécuriser ses importations d'énergie. C'est là un échec à répétition, si l'on en juge par le résultat des sommets semestriels passés. La politique russe consiste au contraire, à refuser les avances européennes, et à passer des accords pragmatiques de gré à gré avec les Etats membres. Sans nier, bien entendu, l'existence des institutions communautaires (la Russie est ainsi l'un des principaux contributeurs financiers du Conseil de l'Europe) Moscou refuse à Bruxelles toute influence politique et morale. Ainsi, symboliquement, la stratégie à moyen terme adoptée par la Russie en octobre 1999 ne fait pas une seule fois référence aux valeurs communes mises en avant par la stratégie de l'UE avec la Russie, dévoilée à Cologne quatre mois auparavant. En fait, dans ses relations avec Moscou, Bruxelles est partout débordé par les coopérations bilatérales initiées par les Etats membres. C'est ici que se niche la réalité sensible des relations russo - européennes. L'influence de l'Europe sur la Russie n'est pas monolithique, mais multiple, contradictoire, conflictuelle, intéressée, amicale, positive, négative ..., bref, à l'image des intérêts des Etats membres. Comment Londres et Varsovie pourraient-ils porter sur Moscou un même regard ?

Les coopérations entre Russie et Union européenne

Si des zones de friction demeurent entre les partenaires (énergie, Caucase, droits de l'homme, visas, etc ..., sans compter les questions liées à l'extension de l'OTAN, à la MD, au FCE ...), les zones de coopération sont encore plus nombreuses et semblent promises à un bel avenir. Elles se développent dans tous les domaines. La Russie doit ainsi composer avec les normes sanitaires et juridiques, les restrictions communautaires en matière de sécurité, d'hygiène, de contrôle vétérinaire et agroalimentaire (dont diplômes et certificats à l'exportation), d'éducation (3). La législation européenne sur la gestion de l'environnement commun s'impose. Dans le domaine de la sécurité maritime, la Russie devint, par exemple, un acteur clé dans la volonté européenne d'imposer les navires à double coque en Baltique. L'influence de l'UE dans l'adoption par Moscou du traité de Kyoto a été essentielle. En économie, l'apparition de l'euro a bouleversé la dette extérieure russe et ses réserves de change ; la BERD a pu proposer de financer la modernisation et l'expansion des infrastructures pétolières et gazières russes dans sa stratégie 2005 - 2006, tout en négociant parallélement le prix des matières premières. La mise aux normes européennes des infrastructures de transport russe est un passage obligé pour commercer avec l'Europe (4). Le plan de lutte contre le crime organisé et le trafic de drogue transfrontalier, adopté en 2000, induit, de son côté, une coopération et une formation des services russes dans les dommaines judiciaires, policiers et juridiques. Le programme de coopération transfrontalier lancé en juin 2008 contribue également à renforcer le développement économique entre régions européennes et russes, tandis que Moscou ne peut faire l'impasse sur l'existence du régime de Schengen alors que Kaliningrad se trouve au beau millieu de l'UE.

Très symbolique, la coopération technique et militaro-industrielle entre les pays européens (principalement la France et l'Italie) a atteint quelque 120 millions de dollars en 2007, selon la revue Jane's. Des projets importants sont ou ont été mis en place (MIG-AT, sous-marin S-1000, design naval, munitions guidées laser). En mai 2004, la Russie est également passée au format numérique européen dans le domaine des transmissions télévisées. Le secteur aérospatial n'est pas en reste (fabrication de pièces d'Airbus, rétrofitage, avion RRJ, Kourou, satellites). En entrant dans l'alliance Sky Team, Aeroflot a été obligé de s'adapter aux standards techniques de ses partenaires (vente de billet, normes de sécurité et de service, achats d'avion Airbus). Dans les domaines législatif et juridique, des voix s'élèvent en Russie pour que le pays reconnaisse les jugements de la cour européenne des droits de l'homme malgré les multiples condamnations prononcées par cette dernière contre des intérêts russes. C'est ainsi vers elle que se tournent, en janvier 2005, les parents des marins morts dans l'accident du Koursk après le refus des tribunaux russes de lancer une nouvelle enquête sur la tragédie, ou bien, encore, les députés du PCRU et de Iabloko cherchant à obtenir l'invalidation des législatives de décembre 2003. En dénonçant régulièrement les fraudes électorales et les atteintes aux droits de l'homme, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe influence considérablement la législation russe. L'influence européenne, enfin, touche la Russie indirectement, via ses coopérations avec les pays issus comme elle de l'ex-URSS et qui, tous, à des degrés divers, coopèrent avec l'Europe ou avec ses Etats membres dans le cadre de la "politique européenne de voisinage" ou des politiques nationales.

Perspectives

L'UE n'est pas seulement une "puissance morale" pour reprendre l'expression du président Barroso. Elle s'impose aussi à ses voisins par la norme, la démocratie, son poids économique, par "attraction du modèle", dirait l'ancien conseiller de T. Blair, R.Cooper (5). La Russie s'européanise en adoptant les standards culturels, technologiques, économiques, juridiques européens, mais aussi lorsque sa population, délaissant les espaces glacés sibériens où la planification soviétique l'avait exilée, revient s'installer en deça de l'Oural. L'historien, toutefois, ne verra dans ces processus rien de nouveau, ou tout au plus une simple remise en branle de processus figés sous le régime communiste. Ceux-ci n'ont pas pour corollaires obligés, et l'histoire depuis pierre le Grand le prouve amplement, un effacement de la culture -au sens large- russe. L'erreur consisterait en effet à y voir autre chose qu'une modernisation et une remise en état de marche de l'économie russe afin de lui permettre d'entrer en interaction avec l'économie européenne. Ce n'est pas là l'esquisse d'une soumission de la Russie aux valeurs communautaires, mais bien au contraire -regardons une nouvelle fois le passé- un des volets de la marche entreprise depuis 1991 vers le raffermissement de l'identité et de la vision du monde russes.

Michel GUENEC

Notes :

(1) V. Poutine : "La Russie ne peut fonctionner et ne fonctionnera pas au sein de ce système de relations" (avec l'Europe) (11 septembre 2008). V. Tchijov (ambassadeur russe auprès de l'UE) : "Notre autosuffisance politique et militaire ainsi que le rôle indépendant que nous jouons dans l'économie permettent à la Russie d'espérer accéder à la prospérité économique en toute autonomie, et pas forcément au sein d'une alliance quelconque" (17 octobre 2008).

(2) Ne serait-ce aussi parce que 21 des 27 membres de l'UE sont aussi membres de l'OTAN.

(3) Création d'un Institut des études européennes à Moscou, "processus de Bologne" de reconnaissance mutuelle des diplômes.

(4) Création, ainsi, en décembre 2004, d'une compagnie de chemin de fer commune entre la Deutsche Bahn AG et les chemins de fer russes, baptisée TransBalZug.

(5) Robert Cooper, La Fracture des nations. Ordre et chaos au XXIème siècle, Denoël, 2004.

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