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Estonie : Le Parlement n'est pas parvenu, lors des trois tours de scrutin, à élire le Président de la République
dimanche 10 septembre 2006
Comme prévu, le Riigikogu, Chambre unique du Parlement, n'est pas parvenu à élire le Président de la République. Tous les efforts de ces derniers mois et les négociations entre les six partis représentés au Parlement pour obtenir un consensus sur la désignation d'un(e) candidat(e) unique à la Présidence de la République et permettre au seul Riigikogu d'élire le successeur d'Arnold Rüütel, se sont donc soldés par un échec.
Le premier tour de scrutin (28 août)
Lors du premier tour, la vice-présidente du Parlement, Ene Ergma (Res), astrophysicienne de 62 ans et seule candidate en lice, a recueilli l'ensemble des suffrages exprimés (65), mais 3 voix lui ont manqué pour lui permettre de devenir la première femme Présidente d'Estonie. La majorité des deux tiers (soit 68 des 101 voix) est, en effet, requise pour qu'un candidat soit déclaré élu lors du vote au Parlement. Cependant, Ene Ergma est la première candidate depuis 1992 à obtenir autant de suffrages lors d'un tour de scrutin au Riigikogu.
À l'issue de l'annonce des résultats du vote, Ene Ergma s'est déclarée, devant les caméras de ETV (chaîne qui a retransmis en direct l'élection présidentielle), à la fois « très heureuse et très triste ». Heureuse, parce que tous les députés membres des formations qui la soutenaient ont tenu parole en votant en sa faveur (ce scrutin était d'ailleurs considéré comme une première mise à l'épreuve de la « coalition anti-Rüütel » formée par l'Union de la patrie, Res Publica, le Parti de la Réforme et le Parti social-démocrate). Ene Ergma s'est dit également profondément attristée de l'attitude des députés du Parti du centre et de l'Union du peuple qui ont suivi les consignes de leur hiérarchie et n'ont déposé aucun bulletin dans l'urne.
Le 27 août, veille du premier tour, Ene Ergma avait demandé, lors d'une émission de radio, à tous les membres du Riigikogu de prendre part au scrutin. « Chers députés, venez dans la salle ! Votez contre moi, si c'est ce qu'on vous demande, mais venez ! Le plus important pour moi, c'est que le Parlement remplisse sa fonction constitutionnelle », avait-elle déclaré. « Les membres du groupe de l'Union du peuple ont décidé, conformément à la Constitution, de siéger à la séance convoquée pour l'élection présidentielle, mais il a été convenu à part de ne pas participer au vote pour un candidat. Nous considérons le collège électoral établi constitutionnellement comme le lieu représentatif pour l'élection présidentielle tant que l'élection du Président au suffrage universel direct n'aura pas été instaurée », avait annoncé Jaanus Männik, président du groupe parlementaire de l'Union du peuple au Riigikogu. « La discipline de fer avec laquelle le président du Parti du centre, Edgar Savisaar, tient ses troupes rend difficile d'imaginer des défections au sein des députés de cette formation », a affirmé Vello Pettai, professeur de science politique à l'université de Tartu. « Toomas Hendrik Ilves n'est tout simplement pas fiable, et pour nous, Ene Ergma est trop à droite », déclarait, le 28 août, la députée du Parti du centre, Evelyn Sepp. « Il est tout à fait clair que nos partisans et ceux de l'Union du peuple soutiennent nettement le Président de la République en exercice. Nous n'avons donc pas participé au vote pour lui donner toutes les chances d'être réélu. »
Le comportement, consistant à demander aux députés de ne pas voter et à privilégier le collège électoral au détriment du Parlement, est cependant considéré comme étant contraire au texte, voire à l'esprit de la Constitution, qui fait du Riigikogu, l'organe électeur de principe du Président de la République. Le sociologue Juhan Kivirähk a ainsi souligné qu'il aurait mieux fallu que Arnold Rüütel présente sa candidature devant le Riigikogu et que les députés du Parti du centre et de l'Union du peuple participent au vote. « C'eût été mieux vu de la part du peuple », a-t-il déclaré, estimant que ce comportement de ces deux partis est un reste de la mentalité de l'époque communiste.
Les deuxième et troisième tours de scrutin (29 août)
Le 29 août, les députés, qui avaient présenté la veille la candidature d'Ene Ergma à la Présidence, ont fait de même pour Toomas Hendrik Ilves (SDE). Étant donné la ligne de conduite inébranlable du Parti du centre et de l'Union du peuple, il aurait fallu un miracle pour que Toomas Hendrik Ilves, seul candidat des deuxième et troisième tours, soit élu par le Parlement. « Puisque deux partis vont s'abstenir de prendre part au vote, la probabilité qu'un Président soit élu par le seul Parlement est assez faible », avait confié le candidat.
Après le deuxième tour et avant le décompte des voix, le président de la Commission des lois constitutionnelles du Riigikogu, Urmas Reinsalu (Res), a présenté à la Commission électorale de la République en charge des opérations de vote une contestation orale et écrite pour violation de la procédure électorale liée à l'abstention des députés du Parti du centre et de l'Union du peuple. Dans sa requête, Urmas Reinsalu a parlé d'un tel agissement comme d'« une violation de l'article 62 de la Constitution, selon lequel les députés ne sont liés par aucun mandat. Des pressions ont été exercées qui ont conduit à une violation du principe du mandat représentatif ». Cependant, la Commission n'a pas fait droit à cette requête, jugeant que si l'article 62 de la Constitution permet aux membres du Riigikogu de voter librement, selon le principe du mandat représentatif, il leur donne également le droit de s'abstenir. La Commission a également souligné qu'elle ne disposait pas de données lui permettant d'établir que « certains membres du Riigikogu n'ont pas pu agir en leur âme et conscience ».
Lors des deux tours de scrutin, Toomas Hendrik Ilves, député européen et ancien ministre des Affaires étrangères, âgé de 52 ans, a recueilli 64 voix des 65 suffrages exprimés sur son nom, soit 4 de moins que la majorité nécessaire (et 1 de moins qu'Ene Ergma la veille), faisant donc échouer la désignation du Président de la République par le Parlement.
« Arnold Rüütel a déjà mis à mal la fonction présidentielle, qui se doit d'être apolitique, en se faisant le garant de l'accord entre les deux partis de centre-gauche. C'est une victoire à la Pyrrhus pour les deux formations qui ont refusé de voter, cela devrait leur être néfaste lors des prochaines élections législatives (qui se dérouleront en mars 2007). Je suis convaincu que les électeurs estoniens n'oublieront pas qui sont ceux qui n'ont pas respecté leur devoir constitutionnel », a affirmé Toomas Hendrik Ilves. « Lorsqu'une décision - élire le Président de la République - peut être prise par deux corps différents, la situation est inévitablement piégée comme nous l'avons vu », a-t-il ajouté. « L'utilisation du nom d'Arnold Rüütel est vue comme non conforme avec l'obligation qui lui est faite d'être le Président de tous les Estoniens », souligne Andres Kasekamp, professeur de science politique à l'université de Tartu.
Le Riigikogu n'est donc pas parvenu à élire le prochain Président de la République et ce alors même que les formations politiques (et Arnold Rüütel lui-même) étaient unanimes à déclarer qu'elles souhaitaient que tel soit le cas. « Je ne suis pas heureux d'apprendre ce qui s'est passé au Parlement. J'espère qu'aucun autre Président de la République n'aura à être élu selon ce système. Lorsque j'ai déclaré au début de cette année que j'espérais que le Président serait élu par le Parlement, j'espérais que les formations politiques présenteraient, après une discussion constructive, plusieurs candidats de valeur Mais une situation où il n'y a qu'un seul candidat n'est pas conforme à l'idéal démocratique au nom duquel nous avons restauré notre indépendance », a déclaré Arnold Rüütel, de façon emphatique.
De nombreux observateurs de la vie politique voient dans la position du Parti du centre en faveur de la réélection du Président sortant la volonté d'Edgar Savisaar de faire élire à la tête de l'Etat un homme qui pourrait faciliter son retour au poste de Premier ministre à l'issue des prochaines élections législatives au mois de mars 2007. « Edgar Savisaar a besoin d'un Président qui puisse le nommer Premier ministre en mars prochain et il sait qu'Arnold Rüütel pourrait être cet homme », déclare Valdo Pettai. De son côté, Edgar Savisaar a rejeté toute accusation de traficotage : « Il y a derrière ces pièges et ces discours sur la démocratie une chose élémentaire : ne pas laisser la décision au collège électoral parce qu'on présume qu'Arnold Rüütel y sera en position favorable », a-t-il souligné.
Le président du Riigikogu, Toomas Varek, va maintenant convoquer pour le 23 septembre prochain les 347 membres du collège électoral (valimiskogu), qui se réunira dans la salle de concert Estonia. L'enregistrement des candidats se fera entre le 19 et le 21 septembre.
Le collège électoral rassemble les 101 membres du Parlement et les membres des assemblées représentatives des 227 municipalités que compte l'Estonie (10 représentants pour la capitale Tallinn, 14 pour Tartu, 2 pour 7 Pärnu, Narva, Kohtla-Järve, Viljandi, Rakvere, Kuresaare et Võru et 1 pour les 218 autres communes). Il comprend, cette année, 347 personnes (dont 246 représentants locaux), contre 367 en 2001 et 374 en 1996. En tant que candidat ayant obtenu le plus grand nombre de voix au troisième tour de scrutin, la candidature de Toomas Hendrik Ilves sera présentée par le Riigikogu. Tout groupe rassemblant au moins 21 membres du collège électoral a également le droit de présenter un candidat. De cette manière et avec le soutien du Parti du centre et de l'Union du peuple, le Président de la République en exercice, Arnold Rüütel, pourra officiellement faire son entrée dans la course à la présidence. Tout candidat, obtenant la majorité simple des voix, est déclaré élu. Si cette majorité n'est pas atteinte, un deuxième tour de scrutin est organisé le même jour et le candidat recueillant la majorité des suffrages est déclaré élu.
« Aucun parti ou groupe de partis ne possède de véritable majorité au sein du collège électoral. Tous sont actuellement en train de se battre pour gagner à leur cause les autorités locales », a souligné Sven Soiver, analyste politique de la chaîne de télévision TV3. « Les partisans d'Arnold Rüütel ont acheté des leaders locaux, certains d'entre eux ont changé de parti au cours du mois dernier », n'a pas hésité à affirmer Toomas Hendrik Ilves. Si, à leur tour, les Grands électeurs ne parvenaient pas à désigner le prochain Président de la République, hypothèse toutefois assez improbable, cette fonction reviendrait, de nouveau, aux 101 membres du Riigikogu qui devraient alors agir selon la procédure d'urgence. L'élection se déroulerait dans les 14 jours après l'annonce des résultats négatifs du 2e tour de scrutin.
Une révision de la Constitution s'impose
Depuis 1996, année où a été mis en place ce système particulier d'élection du Chef de l'Etat, aucun Président de la République n'a été élu par le Parlement (Arnold Rüütel a été élu par le collège électoral le 21 septembre 2001, avec 186 voix lors du 2e tour de scrutin, tout comme Lennart Meri le 20 septembre 1996 avec 196 voix lors du 2e tour de scrutin).
Dans le contexte présent où deux formations se sont obstinées à refuser de prendre part au vote au Parlement, faisant en sorte que les trois premiers tours de scrutin soient voués à l'échec, nombreux sont ceux qui critiquent le mode d'élection actuel du Président de la République et souhaitent qu'il soit modifié avant la prochaine échéance dans cinq ans. Certains voient dans l'élection du Chef de l'Etat au suffrage universel direct, plébiscitée par la grande majorité de la population selon toutes les enquêtes d'opinion, la solution au problème actuel. Ene Ergma s'est déclarée « maintenant à 100 % en faveur de l'élection du Président de la République au suffrage universel direct ». Le débat autour de l'introduction d'un tel système n'est pas nouveau. Il remonte à la naissance de la Constitution de 1992 et ne s'est jamais estompé depuis. À plusieurs reprises au cours des 15 dernières années, propositions et projets de loi visant à réviser la Loi fondamentale ont été déposés au Parlement mais toujours sans succès. La coalition au pouvoir, réunissant le Parti Res Publica, le Parti de la réforme et l'Union du peuple (2003-2005), s'était engagée à soumettre à référendum, le même jour que les élections au Parlement européen (13 juin 2004), un projet de loi qui remplaçait l'actuel système d'élection du Chef de l'Etat par le suffrage universel direct. En raison de divergences concernant les modalités de la réforme souhaitée, il a été décidé, dans un premier temps, de repousser la date du référendum pour l'organiser au même moment que les dernières élections locales qui se sont déroulées le 16 octobre 2005 puis, dans un second temps, d'abandonner le projet. Le Parti de la réforme voulait, en effet, que la modification du mode de scrutin du Président de la République soit assortie d'une réduction de ses pouvoirs, ce que refusaient ses deux autres partenaires ; l'Union du peuple refusant également l'introduction d'une procédure de destitution à son encontre.
Sans aller jusqu'à changer complètement de système, certains considèrent qu'il est possible d'améliorer les modalités du vote au Parlement. Avec une légitimité populaire, le Chef de l'État pourrait plus aisément entrer en conflit avec le Parlement, ce qui risquerait de déstabiliser le régime parlementaire. Ainsi, le politologue Rein Toomla, professeur à l'université de Tartu, invité sur ETV à commenter en direct les résultats du premier tour de scrutin, a proposé, pour que le Président puisse être élu au Riigikogu, que lors du dernier tour de scrutin, seule une majorité simple des suffrages exprimés soit exigée et non plus celle des deux tiers. Pour contraindre le Parlement à prendre ses responsabilités dans le processus de l'élection présidentielle, certains suggèrent encore une dissolution du Parlement en cas de résultat négatif à l'instar de ce qui est prévu pour le vote du budget.
D'autres, enfin, envisagent de coupler suffrage universel direct et suffrage parlementaire comme lors de la première élection présidentielle qui s'est déroulée en Estonie en 1992. Les combinaisons sont multiples mais, quelles que soient les modifications à apporter, une prochaine révision de la Constitution devrait s'imposer.
Corinne Deloy et Rodolphe Laffranque/Fondation Robert Schuman
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