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Géorgie : Le château de Leuville, un avenir difficile à dessiner (2005)
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PAR LILI SAKHLTKHUTSICHVILI ET MIRIAN MÉLOUA

samedi 7 mai 2005

Résidence d'exil de la Ière République de Géorgie, le château des Géorgiens de Leuville-sur-Orge attend qu'une décision soit prise à son sujet. Son sort dépendrait aujourd'hui du règlement d'un désaccord portant sur les conditions du retour à la Géorgie des biens immobiliers acquis en 1922.

Le château de Leuville-sur-Orge attend. Pour les Géorgiens de France, le château représente un symbole, une partie de leur histoire qu'ils aimeraient voir entretenue et respectéee. Il semble cependant qu'un désaccord entre héritiers historiques et représentants du gouvernement géorgien freine les choses.

Les autorités territoriales françaises.

En 2003, la commune de Leuville-sur-Orge et la communauté d'agglomérations du Val-d'Orge avaient proposé la restauration du château. Un budget de 1,2 million d'euros était voté, une médiathèque française y aurait été ouverte. Situé au centre de la commune, avec un parc de 3,5 hectares qui pourrait être classé, il constituerait un "poumon" de verdure dans ce village pavillonnaire de banlieue parisienne de près de 4000 personnes.

Autre question potentielle, la saturation du cimetière communal et de son "carré géorgien" -parcelle offerte à la commune en 1956- qui rendra de plus en plus difficile l'accueil aux sépultures géorgiennes venues de toutes les régions de France et de l'étranger.

Jusqu'à présent, les municipalités successives avaient joué l'amitié. La Commission Culturelle de Leuville-sur-Orge a dernièrement obtenu un appui de trois années de la part du département de l'Essonne afin d'organiser des manifestations sur le thème de la Géorgie. Pour les autorités territoriales françaises, concilier la proximité géographique et la redécouverte de l'histoire locale constitue une singularité intéressante et intéressée.

Les descendants des émigrations politiques géorgiennes.

En 1922, un millier de Géorgiens migrent en France pour raison politique. Pour leurs descendants francisés, le "carré géorgien" du cimetière communal porte des souvenirs familiaux : grands parents, parents y sont inhumés. La valorisation historique du "château des Géorgiens" fait parfois l'objet d'âpres discussions, d'aucuns s'en sentent exclus.

Pourtant en 1926, son propriétaire, la Société Civile Immobilière du château de Leuville, avait été composée dans un esprit d'union nationale, avec des représentants de la majorité et de l'opposition parlementaires.

Tout au long du XXéme siècle, l'amitié franco-géorgienne est entretenue. L'Association Géorgienne en France, parisienne, invite régulièrement les autorités françaises lors des célébrations d'anniversaires. Elle participe à la cérémonie de la Flamme de l'Arc de Triomphe à Paris et prend en charge le "carré géorgien" du cimetière de Leuville-sur-Orge.

L'Association cultuelle gérant la paroisse Sainte-Nino, rattachée à la conférence des évêques orthodoxes de France, organise le culte dominical à Paris et les cérémonies dans le "carré géorgien" du cimetière communal. Elle se met à l'heure de l'oecuménisme avec le père Mélia, son recteur : ce dernier tisse des liens avec le père Laisné, curé de la paroisse de Leuville-sur-Orge, liens qui subsistent toujours. L'église catholique Saint-Jean-Baptiste accueille régulièrement des offices religieux orthodoxes, une icône originaire de Mtskhéta y figure.

Des initiatives privées, politiques, culturelles ou humanitaires, contribuent à ne pas faire oublier la Géorgie en France.

Qu'en sera-t-il au XXIème siècle, alors que les descendants de Géorgiens se comptent sur les doigts d'une main dans la région de Leuville-sur-Orge ?

Les émigrés économiques des dernières années.

Un million de Géorgiens auraient quitté la Géorgie depuis les années quatre-vingt-dix pour raisons économiques, soit 20% de la population. La France en accueillerait officiellement quelques milliers. Il est probable que l'espace de l'Union Européenne en accueille plusieurs centaines de milliers, les uns munis de papiers, étudiants, familles ou adultes en quête de bonne fortune, les autres clandestins.

Pour les étudiantes et les étudiants géorgiens francophones inscrits dans les universités françaises, pour le émigrés géorgiens munis des autorisations nécessaires, le "château des Géorgiens" est un lieu communautaire où se célèbrent fêtes et anniversaires.

Pour les Géorgiens clandestins, l'incompréhension est totale. Des familles vivent dans la rue. Pourquoi ne peuvent-elles pas être hébergées au "château des Géorgiens" en attendant d'obtenir un hypothétique droit d'asile politique ?

Souvent, les uns et les autres se tournent vers une paroisse "géorgienne" créée récemment au sein de l'Eglise serbe orthodoxe à Paris, aux valeurs certainement différentes de celles des anciennes émigrations politiques.

Aux beaux jours, limousines immatriculées en Allemagne, en Hollande, en Suisse ou ailleurs, se succèdent à Leuville-sur-Orge. L'exigence de leurs passagers géorgiens est forte. Les uns s'étonnent que l'église soit fermée, les autres souhaiteraient se livrer aux cérémonies pascales sur la tombe des morts, les derniers -lorsqu'ils parviennent à entrer dans le "château des Géorgiens"- souhaiteraient investir plus durablement les lieux.

Leuville-sur-Orge reste pour tous un lieu mythique, avec l'idée plus ou moins entretenue que son "château" , son église et son carré orthodoxes constituent une propriété géorgienne.

Les autorités géorgiennes de la IIéme République.

En son temps, le président Chevardnadzé avait nommé une Commission mixte qui travailla avec les représentants de la Société Civile Immobilière propriétaire du "château des Géorgiens". On peut imaginer que le niveau d'engagement financier nécessaire à la restauration de bâtiments vieux de trois siècles, et leur entretien, dépassait les possibilités géorgiennes. La Révolution des Roses mit fin à la démarche.

Mi-2004, le président Saakachvili demande le retour de propriété du "château des Géorgiens" à la Géorgie, l'achat s'étant initialement effectué avec l'argent de la Ière République de Géorgie, ou réputé tel. En novembre 2004, son représentant officiel en France est chargé du dossier. Courant mars 2004, le cabinet présidentiel indique que le processus de retour de propriété du "château des Géorgiens" est engagé. Fin mars 2004, l'Ambassadrice de Géorgie en France précise qu'il n'est pas opportun de communiquer sur cette question.

Pourtant médias télévisés et presse écrite géorgienne entretiennent les élans nationaux auprès de l'opinion publique géorgienne : caméramen et reporters géorgiens visitent le "château des Géorgiens" parfois sous le sceau de la confidentialité. Ils n'entendent que ce qu'ils veulent entendre, le retour à la Géorgie de cette terre géorgienne, faisant fi des aspects légaux, juridiques et fiscaux français.

Quel devenir pour Leuville, la petite Géorgie ?

Comment ne pas imaginer que la Société Civile Immobilière propriétaire du "château des Géorgiens" ne cherche pas à s'assurer que les conditions de retour à la Géorgie, rappelées en 1953 par les derniers représentants de la Ière République de Géorgie, soient observées et exige des garanties pour l'avenir ?

Comment ne pas imaginer que les autorités géorgiennes actuelles n'en fassent pas une question de politique intérieure ? Auront-elles la volonté, les moyens de valoriser ce patrimoine historique et d'entretenir l'amitié avec les autorités territoriales françaises de proximité ?

Comment ne pas imaginer que les autorités territoriales françaises n'envisagent pas, si elles en ont l'opportunité, de faire jouer leur droit de préemption sur une résidence et un parc situé au centre du village ?

En attendant le dénouement, le Foyer géorgien, composé des personnes qui y habitent, gère dans des conditions difficiles le parc et les bâtiments -en réalité un pavillon de chasse- selon un commodat valable jusqu'en 2035.

Le devenir du "carré géorgien" du cimetière communal, récemment élagué de nombreux arbres qui s'y développaient, est aussi l'objet d'interrogation. Les durées de concessions souscrites par les émigrés politiques géorgiens d'hier ne sont pas éternelles, les émigrés économiques d'aujourd'hui n'y auront certainement pas accès indéfiniment.

Le devenir de l'amitié franco-géorgienne à Leuville-sur-Orge est incertain. Le projet de jumelage entre la ville géorgienne de Mtskhéta et Leuville-sur-Orge est différé pour cause de Révolution des Roses. Une nouvelle impulsion serait à donner. Les projets culturels sur la thématique géorgienne continuent à l'Ecole de Musique, à la Bibliothèque, aux Ecoles et au Service Jeunesse. Après les conférences et les concerts, la commune s'apprête toujours à organiser sa IIIéme journée annuelle franco-géorgienne en novembre 2005. Mais pour combien de temps ?

Présidents, ministres, ambassadeurs, élus locaux, héritiers ou mandataires passent. Quelle lourde responsabilité porteraient-ils si quatre-vingts années d'histoire franco-géorgienne volaient en éclats pour des querelles partisanes !

Lili Sakhltkhutsichvili et Mirian Méloua.

 

Micro-trottoir


-   Alexis L., 69 ans, retraité. Je suis Français, cette nouvelle Géorgie ne m'intéresse pas. La croix médiévale, la religiosité à tous les étages et les soldats en Irak, ce n'est pas la Géorgie de mes parents : ils étaient sociaux-démocrates, laïques et tolérants. Qu'ils changent leur drapeau et leur hymne national, je m'en moque ! Qu'ils prennent le château, qu'ils en fassent la résidence d'été de l'Ambassade de Géorgie en France, je m'en moque ! La mémoire de nos parents nous appartient, ils n'y peuvent rien !

-  Aurore B., 19 ans, nouvelle Leuvilloise. Je ne sais pas ce qu'il y a derrière les murs, le portail est toujours fermé. Un parc ? Un château ? Il faudrait protéger le parc et restaurer le château. Il parait que la Mairie voulait y installer une médiathèque, pourquoi pas ? Il n'y a rien pour les jeunes à Leuville. Non, je n'ai jamais entendu parler de Géorgiens ou de Géorgie.

-  Tamouna S., 34 ans, Géorgienne. Je suis en France depuis 15 mois, je voulais visiter Leuville. Le château appartient aux Géorgiens. Je ne comprends pas pourquoi les Géorgiens qui vivent dans la rue, sans papiers, à Paris ou ailleurs, ne peuvent pas habiter cette terre géorgienne. Je ne comprends pas pourquoi les prêtres géorgiens me peuvent pas célébrer de cérémonies au cimetière géorgien, qu'ils appartiennent aux églises géorgiennes, grecques ou serbes.

-  Gérard N., 53 ans, Leuvillois. Mes parents ont bien connu les anciens Géorgiens : je me souviens de Mme Lado. Mais tout a changé. Pour vivre, les anciens Géorgiens travaillaient la terre ou travaillaient à l'usine, chez Renault ou chez Citröen. Comme nos parents. Les nouveaux Géorgiens sont différents, des "ayant droits" comme on dit, ils bénéficient de couvertures et d'aides sociales de la part de la France. Comment voulez-vous que nous ayons sur les Géorgiens le même regard que nos parents ?

-  Vakhtang M., 39 ans, Parisien. Mes grands parents étaient d'origine géorgienne, j'ai très peu connu le château : l'entrée en était réservée à quelques-uns. C'est une propriété privée, en territoire français, achetée avec l'argent de la Géorgie : elle doit revenir aux représentants de la Géorgie en France, c'est à dire à l'Ambassade. A elle de dire si elle souhaite en ouvrir les portes aux Français, pour conserver des bonnes relations avec eux mais aussi pour honorer les tombes géorgiennes du cimetière français.

Note : article paru

-  en version française dans la Revue "Géorgie+" de Tbilissi d'avril 2005,

-  en version géorgienne dans le quotidien "24 Saati" de Tbilissi du 3 juin 2005.


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