Kirghizstan : le premier tour des élections législatives souligne la fragilité du système Akaev (mars 2005)
mardi 1er mars 2005, par Hervé Collet
Quelque 2,6 millions d'électeurs étaient appelés aux urnes le 27 février pour élire les 75 députés du nouveau Parlement, qui remplace les deux chambres existant jusqu'à présent. Une véritable transition politique est attendue dans cette république à la faveur de la présidentielle du 30 octobre, à laquelle le président Askar Akaïev ne peut plus se représenter.
Selon des chiffres provisoires fournis par la Commission électorale centrale et concernant les 75 circonscriptions, 28 candidats, dont 20 indépendants, ont été élus dès le premier tour. Le 13 mars un second tour aura lieu dans 46 circonscriptions.
"Les élections législatives (…) ont été plus compétitives que les précédentes, mais elles ne correspondaient pas absolument aux engagements pris dans le cadre de l'OSCE et à d'autres normes internationales", a déclaré le chef de la mission, Kimmo Kiljunen, qui a ajouté que le scrutin s'était tenu dans "une atmosphère calme et ordonnée." Les observateurs internationaux ont notamment estimé que la dynamique concurrentielle avait été affaiblie suite au désistement d'un grand nombre de candidats et à la pression exercée sur les médias (cf. Manipulations présidentielles à l'approche des élections législatives du 27 février au Kirghizstan (2005) ). La semaine ayant précédé le scrutin avait été marquée par des manifestations organisées par les partisans de trois candidats écartés de la course électorale sur décisions de justice. Les représentants de l'OSCE ont qualifié de provocatrice la campagne pré-électorale menée par le pouvoir : "Les avertissements répétés de hauts responsables politiques concernant les risques de guerre civile et les accusations portées contre l'opposition de collusion avec les milieux extrêmistes a eu un effet négatif".
De son côté, la mission des observateurs de la Communauté des États Indépendants (CEI) a considéré ces mêmes élections comme "légitimes, libres et transparentes", selon la déclaration rendue publique par son responsable, Assan Kojakov. En dépit des irrégularités relevées, l'Assemblée parlementaire de l'OSCE s'est dite prête à coopérer avec le parlement élu. "Je serai heureux de rencontrer une délégation kirghize à la session de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE cet été à Washington", a déclaré Kimmo Kiljunen. "Cela veut dire que le nouveau parlement sera reconnu", a-t-il précisé, interrogé par les journalistes.
Un avenir incertain pour l'équipe présidentielle au pouvoir
Le président Askar Akaev gouverne le pays depuis 1991. La conduite du pays est devenue peu à peu une affaire familiale. L'épouse du président, Mme Meeram Akaeva, exerce une très grande influence sur la conduite des affaires publiques. Des parents et des proches de la famille Akaev occupent des postes de haut niveau, aussi bien au niveau gouvernemental que dans le domaine économique. Le problème se pose de la continuité du système mis en place, dans la mesure où Askar Akaev ne peut plus juridiquement se représenter au scrutin présidentiel prévu pour octobre 2005, ayant exercé deux mandats consécutifs depuis la dernière révision constitutionnelle. On a parfois avancé le nom de Mme Akaeva pour lui succéder, mais les observateurs pensent que cette éventualité mettrait le feu au pays. Bien que le président Akaev ait régulièrement affirmé qu'il n'envisageait pas de réformer la constitution pour lui permettre d'exercer un nouveau mandat, comme en Biélorussie, les observateurs n'excluent pas cette arrière-pensée de la part de l'entourage présidentiel. Pour ce faire, il faudrait obtenir au Parlement une majorité des 2/3, soit au moins 51 députés sur 75. L'objectif de l'opposition, qui sait qu'elle ne peut pas conquérir le pouvoir dans les circonstances actuelles, est d'obtenir au moins 26 sièges pour bloquer toute velléité de manipulation constitutionnelle. A contrario, la famille Akaev cherche, à travers les élections législatives des 27 février et 13 mars, non seulement à garder la majorité au Parlement mais, si possible, à dépasser le quorum de modification constitutionnelle, encore qu'un recours à une consultation référendaire reste possible en cas de blocage parlementaire.
Dans ce but, l'équipe au pouvoir a jeté toutes ses forces dans la bataille. Les traditionnelles "ressources administratives" ont été mobilisées, les médias soigneusement contrôlés et orientés, comme dans la plupart des pays de la CEI. Deux des quatre enfants d'Askar et Meeram Akaev se sont lancés dans l'aventure électorale avec des fortunes diverses. Une des filles, Bermet Akaeva, qui est directrice de la Fondation Aga Khan en Asie centrale, a lancé en 2003 le Parti de l'unité et du développement, "Alga Kyrghyzstan !", destiné à soutenir son père, qui ne disposait pas jusqu'alors de formation politique spécifique. Mais, curieusement, ce parti n'a pas réussi à mobiliser l'ensemble de la classe politique soutenant le pouvoir, et n'a présenté que 25 candidats. Il a obtenu huit sièges dès le premier tour et quatorze candidats seront présents au second tour, sans garantie d'être élus. Bermet elle-même, qui se présentait dans la circonscription Universitetski de Bichkek n'a pas réussi à être élue dès le premier tour : elle n'a recueilli que 45 % des suffrages, avec un taux de participation de 52 %. Au second tour, elle aura pour adversaire un journaliste de renom, Bolotbek Maripov. Cet échec relatif a d'autant plus étonné les observateurs politiques qu'on avait pris soin, en haut lieu, de dissuader une redoutable concurrente, Rosa Otunbayeva, ministre des Affaires étrangères, de concourir dans la même circonscription. Le frère de Bermet, Aïdar Akaev, président du Comité olympique et sportif du Kirghizstan, a eu plus de chance. Il a été élu dès le premier tour avec près de 80 % des suffrages et un taux de participation de plus de 70 %, laissant loin derrière lui le candidat arrivé deuxième, Akylbek Djoumanaliev, directeur de l'Institut d'histoire de l'Académie nationale des sciences. Il faut dire qu'il se présentait dans une circonscription « en or », à savoir le district de Keminski, patrie d'Askar Akaev.
Les électeurs ont eu l'occasion de faire échec à une autre tentative de succession népotique en recalant Alexeï Tanaev, fils du premier ministre Nikolaï Tanaev, arrivé en deuxième position, dans le district Kourenkeevski de Bichkek, après Mamytbaï Salymbekov, propriétaire des plus grands marchés de la capitale kirghize, élu des le premier tour. L'élection de ce magnat du commerce est emblématique des résultats de ce premier tour, qui a vu la victoire de candidats, certes favorables au pouvoir, mais indépendants des partis pro-présidentiels. Il s'agit en général d'hommes d'affaires qui entendent faire fructifier leur capital économique et politique sans trop s'engager dans un système partisan qui risquerait de les entraîner dans sa chute en cas de naufrage.
Car l'incapacité de l'équipe Akaev à emporter une nette victoire dès le premier tour, contrairement au Tadjikistan voisin, pose de sérieuses questions à la classe politique sur l'avenir du pays. L'ombre d'une possible "révolution de velours" à la géorgienne » a plané tout au long de la campagne, même si la situation observable à Bichkek n'est pas comparable à celle qui a prévalu à Tbilissi ou à Kiev.
Les résultats du deuxième tour ne font guère de doute quant à la formation d'une majorité parlementaire proche du pouvoir actuel, mais la grande inconnue reste l'issue du scrutin présidentiel du mois d'octobre. Si Akaev ne se représente pas, qui aura suffisamment de charisme pour contrer la candidature d'un homme politique connu, tel que l'ancien premier ministre, Kourmanbek Bakiev, qui se situe maintenant dans l'opposition, mais sans trop s'afficher politiquement ? Ce dernier est en ballotage favorable dans sa circonscription de Djalal-Abad et jouera certainement un rôle dominant dans le prochain Parlement. Le problème, pour l'opposition, est sa faiblesse et sa division. Le terrain ne semble pas prêt pour un soulèvement populaire, dans un pays porteur d'une tradition pacifique et globalement satisfait de la gouvernance paternaliste de la famille Akaev, qui a su préserver la paix sociale dans un État multiethnique. Il faut plutôt s'attendre à une "révolution de palais". Reste à savoir qui veut devenir "vizir à la place du vizir" dans ce pays éminemment oriental.
Hervé Collet.
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