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Kirghizstan : une nouvelle équipe politique à trois têtes (mars 2005)


jeudi 31 mars 2005, par Camille Magnard/Mathilde Goanec

La révolution kirghize ne fait que commencer et déjà trois leaders se détachent en vue de la présidentielle à venir. Il est probable que Bakiev, Koulov et Otunbaieva joueront leur propre carte, au risque de mettre à mal une unité nationale déjà fragile.

Depuis le 24 mars dernier, ces trois personnages politiques de premier plan occupent les postes stratégiques du nouveau régime, bien qu'aucun des trois ne soit parlementaire. Une tête dépasse pour l'instant : Kourmanbek Bakiev, nommé Premier ministre et président par intérim par le nouveau Parlement issu des récentes (et contestées) élections. À 55 ans, ce natif des régions déshéritées du Sud a été désigné comme homme de compromis entre les deux grands blocs qui s'affrontent au sein de l'ancienne opposition. Il apparaissait déjà, avant les élections parlementaires, comme un candidat crédible pour concurrencer Askar Akaiev lors de la présidentielle initialement prévue en octobre prochain. De nombreux observateurs de la politique kirghize lui reconnaissent une excellente connaissance des enjeux économiques du pays. Autre atout, il a affirmé à maintes reprises son attachement à faire participer toutes les factions du pays dans le nouveau gouvernement. Pourtant, Bakiev a laissé un souvenir amer à l'opinion publique kirghize, lors de son bref mandat de Premier ministre. En effet, c'est sous sa responsabilité qu'ont eu lieu les terribles répressions policières d'Aksy, en mars 2002, durant lesquelles six manifestants sont morts sous les tirs des forces de l'ordre. Pour avoir voulu étouffer l'affaire, Bakiev s'est attiré les foudres de la population et a été contraint de démissionner.

Trois ans et une révolution pacifique plus tard, la rancoeur est toujours tenace. De plus, dans un contexte d'influences internationales américaines et russes, Bakiev est perçu par beaucoup comme l'homme de Moscou. Parfaitement russophone, marié à une Russe, il a le soutien affiché de la population kirghize qui continue de se tourner vers l'ancienne puissance coloniale. Serguei Lougianine, de l'Institut des relations internationales de Moscou, dressait récemment au micro de Radio Free Europe un bilan mitigé de ses chances : "D'un coté, Bakiev est un homme politique qui a fait ses preuves. D'un autre, beaucoup d'experts et ses anciens collaborateurs estiment qu'il n'est pas aussi charismatique et populaire que Rosa Otunbaïeva, par exemple, auprès des Kirghizes".

En effet, la "Révolution des tulipes" a trouvé en cette ancienne diplomate sa figure féminine emblématique. Rosa Otunbaïeva, 55 ans elle aussi, a été propulsée ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement. C'est autour d'elle que s'est cristallisée, en janvier dernier, la contestation des élections législatives : sa candidature hautement symbolique dans le même district que Bermet Akaieva, la fille du président déchu Akaiev, a été refusée par la commission électorale. Motif invoqué par les autorités : le fait que cette diplomate de carrière ne résidait plus au Kirghizstan. Otunbaïeva, qui compte dans son curriculum vitae les fonctions successives de ministre des Affaires étrangères et de Premier ministre au cours des années 90, a occupé ces cinq dernières années d‚importantes fonctions diplomatiques. Des États-Unis à la Grande-Bretagne, elle s'est affirmée comme l'interlocutrice privilégiée des occidentaux, jusqu‚à être nommée adjointe de l'envoyé spécial de l'ONU en Géorgie. Elle en a ramené une foi inébranlable en une révolution populaire, version kirghize. Dès lors, toutes ses prises de positions sont entachées du spectre de la manipulation occidentale, et particulièrement américaine. Elle s'en défend et rappelle à qui veut l'entendre son attachement à la Russie, allié naturel et incontournable de la petite république. Celle qui a fondé le parti d'opposition Ata-Jourt (Patrie), et qui a pris depuis Och la tête des manifestations, aimerait bien incarner, dans un avenir présidentiel proche, la réconciliation entre union nationale kirghize et bilatéralisme diplomatique. Mais le Kirghizstan, pays d'Asie centrale marqué par l'Islam et pétri de traditions nomades, n'apparaît pas encore mûr pour porter une femme à sa tête. Mairam Akaieva, l'énergique femme du président déchu, qui avait elle aussi des ambitions présidentielles, l'a appris à ses dépens.

Reste un homme, qui se positionne pour l'instant en observateur de ces jeux de pouvoir. Félix Koulov fait figure de grand héros de la révolution du 24 avril : à peine sorti de prison par les manifestants, il a pris ses fonctions aux ministères de la Défense et de l'Intérieur. Il est désormais un personnage central du nouveau régime. Il faut dire que l'homme a marqué la politique nationale : père fondateur de la Constitution et de la déclaration d'indépendance du Kirghizstan, Koulov a été tour à tour premier ministre, vice-président, maire de Bichkek et gouverneur de la province de Chui. Ancien colonel du KGB, comme Vladimir Poutine, il professe une admiration sans bornes pour le fondateur des services secrets soviétiques, Félix Djerzinski, dont il a emprunté le prénom. Pour le peuple kirghize, il est celui qui a pendant des années préservé le pays contre la menace de guerre civile, et qui a fait échouer une tentative de coup d'État fomenté depuis Moscou. Celui que l'on a dès lors surnommé le "général du peuple" a fondé en 1999 son parti d'opposition, Ar-Namys (Dignité), avant d'être poursuivi par la justice pour de fausses accusations d'abus de pouvoir et de corruption, quelques jours à peine après avoir déclaré son intention de se présenter aux élections présidentielles. Jeté en prison en 2001 et maintenu en captivité par la Justice jusqu'au lendemain de l'élection présidentielle primitivement prévue en octobre, il en sort aujourd'hui réhabilité par l'opinion publique et auréolé d'un statut de martyr. De quoi le placer sur le devant de la scène dans la perspective d'une prochaine bataille des chefs, dans laquelle il se garde bien d'entrer pour l'heure. S'il reste en retrait, Koulov n'en sera pas moins un soutien indispensable aux candidats potentiels. S'il décide de se présenter, il sera un adversaire de taille pour Otunbaïeva et Bakaïev, d'autant que, même en prison, il était, ainsi que son parti, en tête des sondages. Pour ses compagnons de lutte, mais néanmoins rivaux, la révolution kirghize promet encore de belles batailles.

Camille Magnard et Mathilde Goanec/COLISEE.



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