Kirghizstan : les vocations présidentielles fleurissent après la "Révolution des tulipes" (avril 2005)
mardi 5 avril 2005, par Camille Magnard/Mathilde Goanec
C'est officiel, le scrutin présidentiel kirghiz est avancé au 26 juin prochain. Dès lors, les principaux leaders politiques du pays se positionnent en présidentiables, mettant à mal la fragile stabilité du pays peu après le renversement du pouvoir d'Akaiev.
La révolution kirghize n'a que deux semaines et déjà, le front uni d'opposition qui a chassé Askar Akaiev du pouvoir laisse apparaître son vrai visage : celui d'une classe politique éclatée et parcourue de vieilles rivalités, une fois l'épouvantail Akaïev sorti du paysage. Pour l'heure, le gouvernement intérimaire tente de ramener un semblant de stabilité et d'ordre politique dans le pays. Dans ce contexte, le Parlement a décidé la semaine dernière d'avancer au 26 juin les élections présidentielles qui devaient avoir lieu en octobre prochain, pour échafauder au plus vite des bases constitutionnelles incontestables.
En attendant l'échéance, cette annonce a pour effet de révéler au grand jour les divisions internes à la nouvelle élite politique kirghize. Depuis quelques jours, les ambitions présidentielles se font jour, et les candidatures sur l'échiquier partisan. Pas moins de six candidats se sont déjà faits connaître, et la liste devrait de toute évidence s'allonger dans les semaines à venir. Pour la plupart des observateurs, ce scrutin devrait mettre dos à dos les deux frères ennemis de l'ex-opposition, Kourmanbek Bakiev et Félix Koulov. Mais plus qu'une concurrence personnelle entre les deux hommes forts du nouveau pouvoir, c'est à travers eux un duel entre le sud et le nord du pays qui devrait s'engager, doublé d'un combat pour la suprématie politique entre les blocs rivaux dont sont issus les deux candidats.
Premier en lice, et candidat quasi naturel de la révolution de mars, Kourmanbek Bakiev. L'actuel président et premier ministre par intérim n'a jamais entretenu de mystère sur ses ambitions électorales et le fauteuil confortable dans lequel il devrait aborder le scrutin de juin prochain en fait un favori tout trouvé. De quoi pallier un certain manque de popularité pour cet ancien premier ministre sous Akaiev, dont la carrière politique a été entachée par les répressions policières d'Asky en mars 2002. Bakiev, alors chef du gouvernement, avait couvert ces violences avant de démissionner deux mois plus tard. Homme du sud, et proche des Russes, Kourmanbek Bakïev portera pour la présidentielle à venir les couleurs du bloc Pour le pouvoir du peuple, frange la plus radicale et critique de l'ex-opposition à Askar Akaiev.
Face à lui, enfin candidat officiel depuis le 30 mars, Félix Koulov représentera les forces du Congrès public du Kirghizstan, autre grande alliance politique en présence. Venu du nord du pays, comme le président déchu, ce qui n'est pas forcément un atout dans un contexte actuel propice aux changements et à l'affirmation des régions du sud. Koulov est resté très populaire dans la population kirghize malgré son arrestation en 2000 puis son incarcération suite à de fausses accusations de corruptions, prétextes trouvés par Akaiev pour mettre au placard un rival de poids. Un des premiers gestes symboliques de la foule le 24 mars dernier avait été de le sortir de prison, pour le porter à un poste éminent du pouvoir, chargé de coordonner les forces de sécurité et de ramener l'ordre après les événements de Bishkek. Depuis, Koulov, à la surprise générale, a quitté ces fonctions, et a mis fin à un suspens savamment entretenu autour de sa participation à la présidentielle. Il sera candidat "si la Cour suprême [le] réhabilite", a-t-il indiqué.
En attendant, il prend ses distances avec Bakiev et le nouveau gouvernement, au moment où celui-ci est de plus en plus ouvertement en proie à des tensions internes. Sa démission porte un coup supplémentaire à la cohésion affichée par l'ex-opposition depuis la chute d'Akaiev, et marque la fin prématurée d'une union sacrée de circonstance entre les deux leaders charismatiques. En marge de cet affrontement des chefs charismatiques de la révolution, quatre candidats font entendre leurs voix et ont décidé de se présenter eux aussi à la présidentielle du 26 juin. Ils incarnent des mouvances variées, celle des nostalgiques d'Akaïev pour Temirbek Akmataliev ou Norbert Tourdoukoulov ; celles, discordantes, d'électrons libres de l'opposition pour Almaz Atanbaïev et Adkhan Madoumarov. Ce dernier, député, journaliste et ancien compagnon de route de Kourmanbek Bakiev, entre dans la compétition en mettant les pieds dans le plat. Il a remis en cause publiquement la légalité du nouveau gouvernement, qui pour lui "n'existe pas", car il est illégitime. L'ex-ministre des situations d'urgence d'Askar Akaiev , Temirbek Akmataliev, va plus loin en qualifiant les actions du nouveau pouvoir de "coup d'Etat", allant même jusqu'à demander que les putschistes soient poursuivis en justice.
Ces candidatures, plutôt isolées, trouveront-elles un écho dans l'électorat kirghiz ? On peut en douter, mais elles ont au moins l'intérêt d'illustrer le climat d'insécurité politique qui s'installe autour du gouvernement intérimaire de Bakiev, dont la légitimité fait de plus en plus débat. Au centre des critiques, la désignation contestable de nouveaux personnels politiques aux ministères et aux postes de direction des districts, des grandes villes et des administrations. Autant d'actes à la constitutionnalité douteuse, et qui portent un coup au crédit accordé au nouveau pouvoir après l'euphorie des journées révolutionnaires.
Reste à savoir si cette disgrâce affectera la côte de popularité du candidat Bakiev, et si celui-ci parviendra à maintenir une stabilité politique jusqu'au scrutin qui, à mesure qu'il approche, semble aiguiser un peu plus les rivalités entre des grands leaders jadis unis face à l'ennemi commun.
Mathilde Goanec/Camille Magnard/COLISEE
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