Les troubles d'Ouzbékistan : une poudrière pour l'Asie centrale ?
samedi 14 mai 2005, par Hervé Collet
Les troubles qui affectent la région d'Andijan, à l'Est de l'Ouzbékistan sont de nature à déstabiliser les relations interethniques dans cette région d'Asie centrale, dans la mesure où ils interviennent dans la vallée du Ferghana, territoire arbitrairement découpé par Staline et attribué à trois pays (Ouzbékistan, Kirghizstan et Tadijikistan). Des mouvements radicaux pourraient être tentés d'exploiter la situation, ce qui donnerait, a contrario, l'occasion au président Karimov de durcir un régime déjà "musclé". HC
Dans la nuit du jeudi 12 au vendredi 13 mai, un groupe d'insurgés a pris d'assaut la prison et plusieurs édifices administratifs à Andijan, à l'est de l'Ouzbékistan, région de la vallée du Ferghana proche du Kirghizstan. Vendredi, l'armée ouzbèque est entrée dans la ville pour libérer les bâtiments occupés par les rebelles. Les affrontements ont fait 9 morts et 34 blessés, selon l'Agence nationale d'information d'Ouzbékistan. Mais d'après les médias occidentaux, plus de 50 personnes auraient été tuées et 96 blessées. Le bilan final risque même d'être plus lourd.
Les groupes qui ont provoqué les troubles seraient liés à l'organisation "Akramia", qui s'est détachée du mouvement islamiste "Hizb ut-Tahrir", avec à sa tête Akram Youldachev condamné à 15 ans de prison pour "extrémisme et terrorisme". Le procès de 23 membres de cette organisation se poursuivait depuis février à Andijan. Le mercredi 11 mai, jour où cette "insurrection populaire" a éclaté, était la date prévue de prononcé du verdict.
Ouzbékistan - Kirghizstan : deux syndromes similaires, mais seulement en apparence
(par Piotr Gontcharov, commentateur de RIA Novosti/14/05/05)
"Les événements d'Andijan, ville ouzbèque, rappellent, à première vue, les événements en Kirghizie qui ont entraîné, en fin de compte, le changement de pouvoir dans la république limitrophe de l'Ouzbékistan. L'Ouzbékistan est-il atteint aujourd'hui du syndrome de la "révolution de velours" ?
La similitude des facteurs extérieurs plaide en faveur de cette conclusion. Ainsi, les mêmes mots d'ordre sur la démission du président et du gouvernement du pays ont retenti aux meetings à Andijan, Bichkek et Och. Selon certains habitants d'Andijan, ils se sont rassemblés sur la place non pas pour soutenir les islamistes belliqueux, mais en vue de défendre la démocratie, etc. Mais la ressemblance s'arrête là, ensuite, il n'y a que des différences.
À la différence du Kirghizstan, qui est la république la plus libérale d'Asie centrale où l'opposition qui a accédé au pouvoir a agi tout à fait ouvertement, en Ouzbékistan, le pouvoir est hypercentralisé et dur. Les leaders des mouvements d'opposition ont été neutralisés depuis longtemps et les opposants agissent dans un contexte de conspiration extraordinaire. L'opposition est aujourd'hui absolument impuissante en Ouzbékistan. À la différence des événements kirghizes, l'opposition ouzbèque ne possède pas de médias, de journaux et de leviers d'influence sur le pouvoir.
D'autre part, l'Ouzbékistan, de même que le Tadjikistan, est un État où le facteur islamique joue un rôle immense. À la différence du Kirghizstan et du Kazakhstan, la protestation révolutionnaire en Ouzbékistan sera liée, pour beaucoup, au mouvement des islamistes et avancera les mots d'ordre de la démocratie islamiste opposée au régime autoritaire laïque. C'est pourquoi, si une révolution se produit, elle dégénérera, en fin de compte, en confrontation entre les islamistes et le régime laïque. C'est un facteur substantiel qui contrarie non seulement Tachkent et Douchanbé, mais aussi Bichkek et Astana, et qui n'inquiète pas que les dirigeants de ces républiques, mais aussi ceux qui s'y opposent.
Certes, on peut admettre que, si les partis d'opposition de l'Ouzbékistan dirigent, comme au Kirghizstan, cette émeute populaire, cela peut effectivement aboutir à une révolution analogue à celle qui a eu lieu au Kirghizstan. Rien ne garantit, il est vrai, que les mouvements islamiques radicaux n'en profiteront pas, car ils ne cachent pas leur objectif principal, à savoir la création d'un Califat : un État islamique unique, d'abord dans la vallée de Ferghana. Les prémisses existent dans la république.
Si le parti religieux "Hizb ut-Tahrir", proclamé hors-la-loi en Ouzbékistan, proclame le caractère non violent de son activité et vise à établir un califat, par contre, l'organisation extrémiste "Mouvement islamique de l'Ouzbékistan" (MIO) a toujours déclaré ouvertement que son but était de renverser le gouvernement Karimov et de fonder un État islamique dans la vallée de Ferghana.
Au début des années 90, Islam Karimov a su arrêter l'extension des organisations islamistes dans sa république, en premier lieu, du MIO qui rassemblait des militants de divers mouvements islamiques. De nombreux membres et dirigeants du MIO ont combattu ensuite au Tadjikistan et en Afghanistan. En 1999 et 2000, ce sont les membres du MIO qui ont participé aux combats sur le territoire du Kirghizstan.
Ces événements ont été suivis de mesures très sévères prises par le gouvernement. Selon les organisations internationales, au moins 7.000 membres du MIO et du parti "Hizb ut-Tahrir" ont été condamnés et emprisonnés pour activité extrémiste. Aujourd'hui, le MIO a des bases dans les régions du Sud et de l'Est du Tadjikistan qui ne sont pas contrôlées par le gouvernement, ainsi que dans la vallée de Ferghana. Ce mouvement bénéficie du soutien de 30 % de la population de cette région.
Bien entendu, on peut reprocher à Islam Karimov d'avoir instauré un régime autoritaire dans la république, mais il est impossible de nier le fait que, grâce à ce régime, les autorités ont réussi, au début des années 90, à soustraire la république à une guerre civile bien plus cruelle que celle qui a fait rage pendant la même période au Tadjikistan."
Pour les commentateurs russes, les événements d'Ouzbékistan ne peuvent pas être assimilés aux "révolutions de velours"
Les événements en Ouzbékistan ne peuvent guère être assimilés aux "révolutions de velours" dans l'espace post-soviétique, a déclaré le secrétaire général de la Communauté économique eurasiatique (CEEA), Grigori Rapota. "Dans le cas de l'Ouzbékistan, il ne s'agit pas d'une lutte politique, mais d'une confrontation acharnée entre les autorités et certains groupes extrémistes. En ce qui me concerne, je n'établirais pas de parallèle entre la "révolution orange" en Ukraine ou celle "des roses" en Géorgie et les accrochages sanglants qui se produisent actuellement en Ouzbékistan", a déclaré Grigori Rapota, en intervenant samedi en direct au micro du canal "Sodroujestvo" ("Communauté") de la radio "Voix de la Russie".
Et d'ajouter que des actes tels que la prise d'assaut de bâtiments administratifs, la prise d'otages et la libération de droits communs de leur prison prouvent qu'il s'agit là « d'une provocation d'envergure de la part des forces destructives, facilitée par l'extrême pauvreté de la population et les innombrables problèmes économiques et sociaux."
Selon un fonctionnaire haut placé du ministère russe des Affaires étrangères cité par Ria Novosti, à la veille des troubles d'Andijan, un groupe important de "bandits" se serait secrètement concentré à la frontière entre le Kirghizstan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan. Des sources au sein des ministères de force russes auraient confirmé cette information : "Il s'agit de bandits, d'islamistes radicaux et de talibans afghans, a noté le diplomate. Un groupe armé a pénétré en Ouzbékistan. Ils avaient un plan d'action précis. Ils ont d'abord attaqué une unité militaire et se sont appropriés des armes, ensuite ils ont occupé une prison, ont libéré des criminels de droit commun et des extrémistes et pris des otages. Leur mission était non seulement de déstabiliser la situation, mais de provoquer une explosion à Andijan, dans la vallée de Ferghana et partout en Ouzbékistan. Les extrémistes n'ont pas hésité à recourir aux armes. Le sang a été versé, leurs actions ont fait des victimes parmi les civils".
Pour le ministère russe des Affaires étrangères,les troubles en Ouzbékistan s'expliquent par la faiblesse du pouvoir, les problèmes sociaux et l'influence des extrémistes : "Très probablement, les événements en Ouzbékistan sont dus à la faiblesse du pouvoir, à la situation économique et sociale difficile de la population et à la présence des fondamentalistes radicaux", a déclaré le premier vice-ministre russe des Affaires étrangères, Valéri Lochtchinine, dans une interview à radio Maïak. À son avis, le soulèvement d'Andijan a été "planifié et réalisé selon un scénario précis visant à s'emparer des armes, à prendre des otages et à provoquer le mécontentement de la population".
Les diplomates russes suivent de très près la situation à Andijan, et une cellule de crise a été créée qui est en contact avec l'ambassade russe, mais les informations que celle-ci reçoit sont très contradictoires, a relevé Valéri Lochtchinine. Il a reconnu que le ministère russe des Affaires étrangères pouvait souvent prévoir les conflits de ce type, mais qu'il n'avait pas le droit de s'ingérer dans la politique d'autres États. Ainsi, les diplomates russes pressentaient bien la situation en Ukraine, mais ils ne peuvent que donner des conseils et des avis, y compris au chef de l'État, et ne peuvent pas influer sur les événements dans un autre État, a estimé Valéri Lochtchinine.
(Moscou/Ria Novosti)
Les troubles d'Andijan peuvent-ils déstabiliser toute l'Asie centrale ?
Interview par RIA Novosti de Dina Malycheva, maître de recherche à l'Institut de l'économie mondiale et des relations internationales, à Moscou (13 mai)
Selon Dina Malycheva, la situation socio-économique et politique en Ouzbékistan et en Asie centrale dans son ensemble est restée tendue durant toutes les années 1990 et au début des années 2000. La situation en Ouzbékistan est aggravée par la présence, dans la vallée de Ferghana, d'islamistes que les autorités qualifient d'extrémistes. Mais attribuer les événements d'Andijan à l'intensification de l'activité des islamistes signifierait simplifier la situation, bien que, depuis le début des années 1990, Andijan soit l'un des centres du mouvement islamiste informel d'opposition en Ouzbékistan.
"Il est plus facile d'accuser ceux qui ont participé aux troubles d'appartenir à telles ou telles organisations islamistes. Ces derniers temps, l'étiquette d'extrémiste islamique et de terroriste est collée, à tors et à travers, à tous ceux qui s'opposent aux autorités officielles", estime l'expert.
Dina Malycheva a cité quelques facteurs qui ont pu provoquer les troubles.
Premièrement, le problème des rapports entre la population et les organes judiciaires est assez grave en Ouzbékistan. La dureté avec laquelle ont agi les autorités à l'égard de ceux qu'elles qualifient d'extrémistes islamiques a certainement suscité le mécontentement de la population. C'est pourquoi les troubles peuvent être une réaction aux abus et à la sévérité des autorités. Le fait qu'une prison de haute sécurité ait été l'une des premières cibles de l'attaque lancée confirme cette version. Une partie des détenus a été libérée. D'autre part, ces événements peuvent faire partie de règlements de comptes entre éléments criminels. Le rôle des structures criminelles qui agissent parfois sous le drapeau de l'islam s'est accru ces derniers temps dans le pays.
Deuxièmement, les événements d'Andijan ont pu être provoqués par la situation socio-économique dans la république. Les problèmes que le gouvernement a tenté de régler sont restés en suspens : le chômage massif, l'inégalité sociale, la situation précaire de la jeunesse, la montée du trafic de drogue. Tout cela est probablement à la base de la déstabilisation et les événements d'Andijan en sont la conséquence. Il va sans dire que même si les autorités arrivent à étouffer l'insurrection dans la ville, le problème demeurera. L'explosion de mécontentement à Andijan et dans d'autres régions peut se répéter. C'est pourquoi le pouvoir doit concentrer son attention sur le règlement des problèmes sociaux et sur les réformes économiques.
Troisièmement, les événements d'Andijan ne doivent pas être détachés de la vague de révolutions de velours qui a commencé d'abord en Kirghizie. La menace de révolutions oblige les autorités de cette région à adopter une attitude particulièrement vigilante et cruelle envers les moindres manifestations de mécontentement, même s'il ne s'agit ni de révolutionnaires, ni d'islamistes.
"La révolution en Kirghizie a créé un précédent en montrant avec quelle facilité il était possible de régler les problèmes en recourant à la force", a dit Dina Malycheva. Les autorités de l'Ouzbékistan n'ont d'autre choix que de faire preuve de fermeté et d'étouffer l'insurrection dans l'œuf. Mais ce n'est pas une panacée.
"Au pire, les flammes des événements peuvent embraser d'autres Etats de la région et nous assisterons à une deuxième guerre civile au Tadjikistan", a fait remarquer Dina Malycheva.
L'expert a mis l'accent sur un autre point crucial. "A en croire les informations qui parviennent d'Ouzbékistan, les insurgés demandent au président russe d'intervenir et de jouer le rôle de médiateur. On ne sait pas qui sont ces gens et quels sont leurs objectifs. Quoi qu'il en soit, les événements en Ouzbékistan offrent une chance aux structures régionales comme l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) de faire leurs preuves non pas en paroles, mais dans les actes", a souligné l'expert.
Ces organisations ont été fondées, entre autres, en vue d'assurer la sécurité en Asie centrale, a-t-elle rappelé. L'Ouzbékistan est membre de l'OCS. En ce qui concerne l'OTSC, il s'est retiré de cette organisation en 1999. Pour plusieurs raisons, selon Dina Malycheva, l'Ouzbékistan a refusé de participer à l'OTSC, car personne ne lui a apporté d'aide substantielle dans sa lutte contre la menace islamique à laquelle il s'est heurté plus tôt que les autres Etats.
Le Traité de sécurité collective (TSC) a été signé le 15 mai 1992. Ses signataires sont l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Kirghizie, la Russie et le Tadjikistan.
L'OSC est une organisation internationale qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, la Kirghizie, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. La Déclaration sur la fondation de l'OCS a été signée le 15 juin 2001 à Shanghai.
Une frontière perméable
Le samedi 14 mai, à la suite de l'opération de dispersion des manifestants lancée par les autorités ouzbèkes, plus de 500 personnes ont réussi à rompre l'encerclement des gardes-frontières ouzbeks et essayé de pénétrer sur le territoire du district de Bazarkorgon au Kirghizstan. Toutes ces personnes ont été encerclées par les gardes-frontières qui ont aussi bloqué tous les itinéraires éventuels de violation de la frontière. Toutes les structures de force dans les régions Sud de l'Ouzbékistan ont été mises en état d'alerte renforcé. Des effectifs supplémentaires sont transférés vers les tronçons de la frontière kirghizo-ouzbèke, car la concentration de réfugiés du côté ouzbek de la frontière ne cesse de grandir.
Le Service des frontières du Kirghizstan déclare que la situation sur le tronçon kirghizo-ouzbek de la frontière est contrôlée, mais on peut en douter, tant la frontière est perméable. Selon RIA-Novosti, les édifices des postes-frontières et douaniers sur ce secteur de la frontière ouzbéko-kirghize sont vides. De part et d'autre, les gardes-frontière ont quitté leurs postes de service.
Le secrétaire du Conseil de sécurité kirghiz, Miroslav Niazov. n'a pas écarté l'hypothèse que des commandos terroristes ouzbeks entreprennent de passer sur le territoire du Kirghizstan. Il a aussi indiqué que jusqu'à trois mille personnes attendent le long de la frontière la possibilité de passer sur le territoire de l'État voisin.
Situation critique à la frontière ouzbéko-kirghize
La ville ouzbèque de Karassuv se trouve à plusieurs dizaines de kilomètres d'Andijan. Après la chute de l'URSS, la ville de Kara-Su a été divisée en deux parties baptisées Kara-Suu (Kirghizie) et Ilyitchevsk (Ouzbékistan). Ensuite Ilyitchevsk a reçu le nom de Karassuv. Les deux villes sont séparées seulement par une rivière montagneuse. Il n'y a aucun poste-frontière dans ce secteur. Près de la moitié des habitants de la région kirghize voisine d'Och sont des Ouzbeks ethniques. Samedi matin, les gens massés des deux côtés de la frontière entre le Kirghizstan et l'Ouzbékistan ont rétabli le pont enjambant la rivière frontalière. Ensuite ils se sont rassemblés sur le côté ouzbek et ont organisé un meeting.
Les habitants de Karassuv s'attendaient samedi 14 à un assaut après la tombée de la nuit, selon un témoin oculaire. Des troupes se trouvent aux abord de la ville. Un meeting continue sur la place centrale de Karassuv, devant le siège de l'administration régionale occupé samedi matin par les manifestants. Les leaders du meeting affirment contrôler la situation dans la ville. Ils ont formé des équipes chargées de maintenir l'ordre et promettent qu'il n'y aura pas de troubles.
Selon les témoins, les manifestants retiennent en otage le chef de l'administration du district de Kourgantepa (région d'Andijan) qui a essayé de lancer des négociations samedi matin. Les insurgés ont incendié le bâtiment de la police, les sièges de l'administration régionale et de l'inspection fiscale.
Des droits communs se mêlent aux réfugiés ouzbeks qui essaient de pénétrer en Kirghizie
Le Service des frontières de la Kirghizie a bloqué plus de 500 réfugiés ouzbeks, a annoncé à RIA-Novosti le secrétaire du Conseil de sécurité kirghiz, Miroslav Niazov. "Le Service des frontières de Kirghizie a bloqué 528 intrus ouzbeks mais ces personnes sont au fond des réfugiés qui font actuellement l'objet de vérifications minutieuses". Notamment, a-t-il indiqué, 12 détenus de la prison d'Andijan, relâchés il y a deux jours par des manifestants dans cette ville ouzbèke, ont déjà été identifiés.
Synthèse de dépêches de Ria-Novosti établie par Hervé Collet.
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