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Ouzbékistan : la vérité commence à se faire jour sur le massacre d'Andijan


mercredi 18 mai 2005

À la suite des fusillades dont la ville d'Andijan a été le théâtre vendredi 13 mai dernier, des témoignages font état de blessés sommairement exécutés et de la disparition de nombreux corps de femmes et d'enfants. Dans le même temps, le président Islam Karimov a affirmé que neuf personnes seulement ont été tuées lors de l'opération des forces de l'ordre destinée à anéantir un "dangereux groupe d'islamistes radicaux".

Au matin du 14 mai, des journalistes et des habitants sortis indemnes des violences de la veille ont pu se rendre compte de l'ampleur du drame qui s'était joué la veille. Le centre d'Andijan, et particulièrement la place Babour, était encore maculé du sang des hommes et des femmes, jeunes et vieux, qui, pour la première fois en tant d'années d'oppression, étaient venus manifester leur mécontentement face à la politique du régime. Le sang d'enfants a aussi été versé, ce jour-là. Dans un rayon de deux à trois kilomètres de la place où la fusillade a commencé, des membres arrachés, des morceaux de cervelle et des viscères humains ainsi que des chaussures d'enfants étaient éparpillés. Sur la place elle-même, une trentaine de corps gisaient encore, alors que près du monument à la gloire de Babour - le héros national qui envahit l'Inde et fonda la dynastie des Moghols - une dizaine d'autres cadavres ont été rassemblés par la population.

Face à une telle horreur, hommes et femmes ne peuvent retenir leurs larmes. "Pour le gouvernement, nous sommes juste de la merde, ils ne nous considèrent pas comme des êtres humains", dit une femme. Alors que, dans une estimation la plus crédible, un médecin local assure avoir vu 500 corps, des témoins oculaires affirment que plus de 1500 personnes sont tombées sous les balles des forces gouvernementales. D'autres témoignages suggèrent que les forces de sécurité ont délibérément procédé à des exécutions sommaires après la fusillade. Cette dernière a commencé quand un convoi de blindés a ouvert le feu sur la foule, arrosant littéralement les 10 000 à 15 000 personnes rassemblées, sans même s'arrêter pour viser. La foule s'est dispersée dans toutes les directions mais beaucoup de personnes se sont effondrées, atteintes par les rafales. Des témoins disent que les forces de sécurité sont ensuite allées achever les blessés qui gisaient à terre.

Muqaddas, une jeune femme, explique que vendredi à 21 heures, soit trois heures et demie après le début de la fusillade, des hommes en uniforme continuaient à tirer sur toute personne bougeant encore : "Avant que l'assaut ne soit donné, j'ai vu un camion chargé de bouteilles de vodka être livré aux militaires, affirme cette femme. Ils se sont saoulés et c'est dans ces conditions qu'ils ont commencé à tirer puis à achever les blessés. Je les ai vus tuer une femme et deux petits enfants. Sous mes yeux".

Le jour suivant (samedi 14), des témoins affirment avoir vu les autorités ramasser les corps et les charger sur trois camions et un autobus. Une école secondaire, un lycée technique et des parcs publics ont été transformés en morgues de fortune. En larmes, des centaines d'habitants d'Andijan sont venus chercher les corps de parents disparus. Un médecin de la ville affirme avoir vu, dans la nuit de dimanche à lundi, plus de 500 corps regroupés dans l'école No 15, au cœur de la vieille ville. Des soldats en armes montaient la garde, mais les gens étaient autorisés à venir identifier les corps de leurs proches.

Toutefois, cette école n'accueillait que des corps d'hommes. Les cadavres des femmes et des enfants restaient invisibles - "stockés" quelque part près de l'Institut d'ingénierie du bâtiment, selon certains habitants. Contrairement à ceux des hommes, ces corps n'étaient pas remis aux familles. Lors de sa conférence de presse du 14 mai, le président Karimov a pourtant affirmé : "Nous ne tirons pas sur les femmes et les enfants". Mais évidemment, pour ceux qui ont été témoins de la fusillade, le feu était à ce point imprécis que cette affirmation est absurde.

Un habitant d'Andijan du nom de Sadirakhun affirme que des corps de femmes et d'enfants ont été transportés en un lieu secret, à l'aube du 14 mai. Il soupçonne les autorités de les avoir enterrés dans une fosse commune : "J'ai senti une odeur putride, l'odeur du sang et des corps en décomposition. On n'enterre même pas les chiens comme ça", dit encore Sadirakhun. Mais ce n'est pas la seule contradiction entre les propos du président Karimov et les récits des témoins. Karimov affirme en effet que "pas un seul coup de feu n'a été tiré" avant 18 heures, alors que les journalistes font remonter le début des tirs à 17 h 20. Toujours selon le président ouzbek, des hélicoptères ont commencé à tournoyer au-dessus du bâtiment du gouvernement régional tenu par les rebelles à 17 h 30. C'est alors que les forces de l'ordre auraient pourchassé les rebelles qui quittaient le bâtiment en trois groupes.

Selon le président Karimov, le bilan officiel est de 9 morts et 34 blessés. Il a déclaré que la rébellion était organisée par un groupe appelé Akramia, une branche de l'organisation islamiste interdite Hizb-ut-Tahrir, et que les rebelles planifiaient l'instauration d'un Etat islamique avec l'aide des habitants d'Andijan. "Ils voulaient répéter le scénario kirghiz en Ouzbékistan. Leurs actions étaient coordonnées depuis le Kirghizistan et l'Afghanistan", a dit Islam Karimov. Mais ceux qui ont assisté à la manifestation contestent cette version des événements.

"Cette rébellion n'a rien à voir avec la religion. Je n'ai entendu aucun "Allah-ou Akbar !" dans la foule, et aucun des rebelles à l'intérieur du bâtiment de l'administration régionale n'a mentionné quoi que ce soit à propos d'un Etat islamique", note un journaliste occidental sous le couvert de l'anonymat. L'un des leaders de la rébellion, Kabuljon Parpiev, déclarait à des reporters, peu avant l'assaut sur le bâtiment, que le mouvement ne formulait aucune demande politique particulière. "Nous voulons seulement la liberté, la justice, et le respect des droits de l'homme. Nous voulons également que Akrom Iouldachev soit libéré de prison", affirmait-il.

Iouldachev est l'homme que le gouvernement accuse d'avoir formé le mouvement Akramia, paravent selon lui à une clique d'extrémistes. Akramia a été très impliqué dans le procès de 23 opposants, procès qui a mis le feu aux poudres. En réalité, ce procès à été fabriqué de toutes pièces par le pouvoir. Celui-ci accusait les 23 hommes, des businessmen, de faire partie d'Akramia. Mais les accusés, de leur côté, prétendent qu'Akramia n'existait que dans l'imagination de leurs interrogateurs. Il existe toutefois une piste qui permet de comprendre pourquoi les manifestations pacifiques qui accompagnaient les auditions des 23 hommes au tribunal se sont transformées en rébellion ouverte, avec l'assaut par les manifestants de la prison d'Andijan pour en libérer les accusés. Cette piste se trouve sur un morceau de papier que les reporters d'IWPR à Andijan ont trouvé dans une mare de sang après la fin de la fusillade. Le contenu de cette lettre permet de penser qu'elle a été rédigée par l'un des 23 hommes d'affaires accusés par le pouvoir. Elle est adressée aux habitants d'Andijan et évoque la crise économique et le chômage qui sévissent dans la ville.

"Nous ne pouvons pas supporter cette situation plus longtemps, dit la lettre. Nous sommes accusés injustement de faire partie d'Akramia. Nous avons été torturés pendant près d'une année, mais ils n'ont pas pu démontrer notre culpabilité devant le tribunal. Ils ont alors commencé à harceler nos proches. Si nous ne nous battons pas pour le respect de nos droits, personne d'autre ne le fera à notre place. [...] Si vous essayez de gagner votre vie décemment, ils (ndlr : les forces de l'ordre) commencent à dresser des obstacles devant vous. Si vous vous plaignez, ils font de vous un criminel". Enfin, la lettre appelle à l'action : "Chers Andijanais ! Défendons nos droits. Demandons à voir le gouverneur de la région, et le représentant du président, et exposons-leur nos souffrances. Si nous avons des demandes à formuler, les autorités devraient au moins les écouter. Si nous restons ensemble, ils ne nous feront rien de mal".

Les thèmes formulés dans ce document - la pauvreté et la répression politique - sont revenus sans cesse dans les slogans des manifestants pendant la manifestation du 13 mai. Il semble donc que ce document ait joué un rôle considérable dans la mobilisation de la foule ce jour-là. Mais les autorités ouzbèkes ont fait tout leur possible pour éviter que les journalistes puissent remonter le fil des événements sanglants à partir de la découverte de ce texte. [...] De nombreuses personnes auxquelles IWPR a parlé en Ouzbékistan souhaitent une période de deuil officielle pour les morts. Mais puisque les autorités prétendent qu'il n'y a pas eu de massacre, il s'ensuit logiquement qu'il n'y aura pas de deuil national.

Source : IWPR/18 mai 2005/Galima Boukharbaïeva (Tachkent) et Matlouba Azamatova (Andijan). Mercredi 18 mai 2005. Traduction de l'anglais : Serge Enderlin et Bernard Bridel (Le temps, quotidien suisse).

L'Institute for War and Peace Reporting (IWPR) est une ONG basée à Londres, qui soutient le développement du journalisme indépendant dans les pays où l'information est en danger (Caucase, Asie centrale, Balkans, Afghanistan, Irak). Il dispose de dizaines de correspondants dans les pays en question.

Site Internet : http://www.iwpr.net



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