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Géorgie, Suisse et France : Noé Jordania (1868-1953), président des 2e et 3e gouvernements de la Ière République


ZHORDANIA NOE
jeudi 22 mars 2012, par Mirian Méloua

Député à la Douma russe, président du soviet de Tiflis, président du gouvernement de la Ière République de Géorgie à deux reprises, Noé Jordania reste pour l'histoire de son pays l'homme qui a proclamé la restauration de l'indépendance de la Géorgie le 26 mai 1918, au nom du Conseil national géorgien.

Noé Jordania est né le 2 janvier 1868 à Lanchkhouti dans la région de Gourie, en Géorgie occidentale, dans une famille de petits propriétaires terriens. Après ses études au séminaire à Tiflis en 1884, il entreprend des études vétérinaires à l'Institut de Varsovie en 1891.

 

La clandestinité


Il est sensibilisé à Varsovie aux idées sociales démocrates et plus particulièrement à celles de Karl Kautsky. Il participe à Varsovie à un groupe d'étudiants marxistes, avec Pelipe Makharadzé, futur dirigeant bolchévique géorgien.

En décembre 1892, en Imérétie (1), sous l'initiative d'Egnaté Ninochvili, il prend part avec Nicolas Tchéidzé et Sylvestre Djibladzé à un groupe de réfléxion appelé plus tard "Troisième Groupe", "Messamé Dassi" (2). En 1893, à Tiflis, sa proposition de doctrine, "Progrès économique et question nationale", d'essence marxiste, est adoptée au premier congrès du Parti social démocrate ouvrier géorgien.

Afin d'échapper à l'arrestation par la police du tsar Nicolas II, l'Okhrana, il part à l'étranger pour quatre années. Il noue des contacts avec d'autres socialistes en Suisse (Plekhanov), en France (Guesde), en Allemagne (Kautsky) et en Grande- Bretagne, ou avec des compatriotes exilés comme Varlam Tcherkézichvili (anarchiste à l'époque, il sera l'un des fondateurs du Parti social fédéraliste géorgien en 1901).

En 1900, il devient rédacteur en chef du journal Le Sillon (Kvali). En juillet et août 1903, aux congrès de Bruxelles et de Londres, il prend une part active à la fusion des Partis sociaux-démocrates russe et géorgien. Il se range aux côtés de Martov et de Plekhanov dans le combat idéologique qui les oppose à Lénine.

De mars à septembre 1905, la Géorgie est en insurrection permanente. Les Cosaques rétablissent l'ordre tsariste. Début 1906, Noé Jordania est élu, au titre de la Géorgie, à la Ière Douma russe de Saint- Pétersbourg accordée par Nicolas II. Le tsar se ravise et dissout l'assemblée. Noé Jordania retrouve la clandestinité et gagne la Finlande. En 1914, il collabore au journal La Lutte (Borba) avec Trotski.

 

La Transcaucasie : président du groupe social-démocrate à la SEÏM


En février 1917, Noé Jordania est élu président du soviet de Tiflis.

En février 1918, il est président du groupe social démocrate transcaucasien du Sejm, assemblée provisoire composée des représentants arméniens, azéris, géorgiens et russes élus à l'Assemblée constituante russe (novembre 1917) et dissoute par les Bolchéviques (janvier 1918). Le Sejm ne reconnaît pas l'autorité bolchévique et préconise une Russie parlementaire dans laquelle les nationalités s'exprimeraient et la justice sociale s'établirait ("Ligne politique dite russophile") selon certains observateurs de l'époque).

Après la signature du traité de paix séparée entre la Russie bolchévique et l'Empire allemand à Brest-Litovsk, l'Empire ottoman réclame à la Transcaucasie les districts arméniens et géorgiens qui lui ont été accordés, et prend Batoumi le 1er avril. Le négociateur transcaucasien, Akaki Tchenkéli, réussit à convaincre Noé Jordania et une majorité de sociaux démocrates que la seule tactique possible est d'accepter l'aide de l'Empire allemand pour contenir l'Empire ottoman ("Ligne politique dite germanophile". Avec les voix de nationalistes déjà convaincus, ces voix sociales démocrates font basculer le Sejm, orientation qui marquera l'histoire moderne du peuple géorgien.

 

La Ière République de Géorgie : président des 2e et 3e gouvernements


Devant les divergences d'intérêt apparues entre Arméniens, Azéris et Géorgiens, au nom du Conseil National Géorgien qui réunit toutes les tendances politiques, Noé Jordania proclame le 26 mai 1918 la restauration de l'indépendance de la Géorgie et l'instauration de la "République démocratique géorgienne".

En juillet 1918, il prend la présidence du 2ème gouvernement géorgien d'union nationale et en février 1919 (après les élections de l'Assemblée constituante géorgienne) celle du 3ème gouvernement, homogène social démocrate. Selon la terminologie en vigueur en France à l'époque, la dénomination "président du Conseil des ministres" pourrait également convenir.

Le bilan intérieur

Ses gouvernements suivent une orientation réformiste : établissement de la langue nationale géorgienne et alphabétisation, création de l'Université de Tiflis, séparation de l'Eglise et de l'Etat, mise en place d'un pouvoir judiciaire, abolition de la peine de mort, mise en place de pouvoir locaux, réforme agraire, nationalisation des mines de manganèse. Ils rencontrent des difficultés avec les ethnies abkhaze et ossète (3).

L'alliance avec l'Allemagne

Sur le plan international, Noé Jordania souhaite une certaine neutralité tant vis-à-vis des Russies blanches et rouges ainsi que vis-à-vis de l'Alliance germano-turque et de l'Entente franco-britannique, mais l'Empire allemand exerce un protectorat de fait sur la Géorgie.

Dès la proclamation de l'indépendance, des troupes régulières bavaroises débarquent par le port de Poti. Elles se déplacent jusqu'à la frontière turco-géorgienne afin de bloquer toute velléité d'invasion ottomane : la banière allemande n'est pas parfois suffisante, à plusieurs reprises des coups de feu sont échangés. Des généraux allemands sont accueillis à Tiflis. Des experts allemands mettent en place des moyens radio-télégraphiques et s'intéressent à la vie économique, comme les filières d'exportations.

La Légion géorgienne constituée dans l'armée ottomane pour combattre l'armée russe tsariste sur le front turc est intégrée à l'armée géorgienne.

La défaite allemande surprend le chef du gouvernement géorgien.

La courte présence britannique

L'armée britannique débarque à son tour, à Batoumi le 23 novembre 1918 : elle trouve le matériel et l'artillerie laissés par l'armée allemande lors de son évacuation précipitée. Elle joue à son tour les médiateurs : la question des districts de Bortchalo, Djavakhétie et Lori a déclenché une guerre arméno-géorgienne. La Grande-Bretagne en négocie la fin. Les districts de Bortchalo et de Djavakhétie resteront géorgiens.

La déception de la Conférence de Paris

Noé Jordania et Nicolas Tchéidzé mettent au point, dans la plus grande discrétion, une nouvelle tactique ("ligne politique dite anglophile") : "la Géorgie serait prête à accepter le protectorat de la Grande-Bretagne, ou de la France, à la condition que sa souveraineté soit reconnue sur ses affaires intérieures" (4). Nicolas Tchéidzé est chargé de porter la proposition à la Conférence de la Paix de Paris début 1919. Lloyd George (5) et Clémenceau refusent : la reconnaissance de jure de la Géorgie viendra tardivement, en janvier 1921.

En août 1919, Georges Clémenceau accuse la Géorgie d'entraver l'aide à l'Arménie, en mauvaise posture entre les Ottomans et les Azéris : Noé Jordania doit récuser ces affirmations par une lettre diplomatique.

Le traité de non-agression avec la Russie soviétique

Il envoie l'un de ses proches à Moscou, le secrétaire d'Etat Grigol Ouratadzé, négocier un traité de non-agression. Lénine en accepte le principe, si Tiflis s'engage à s'interdire tout stationnement d'armée étrangère et à autoriser l'établissement d'un parti communiste géorgien. Le gouvernement géorgien est divisé sur la réponse à donner, le ministre des Affaires étrangères Evguéni Guéguétchkori est contre : Noé Jordania décide d'accepter et l'accord est signé le 7 mai 1920 (6).

L'agression de la Russie soviétique

Le traité n'empêche pas l'Armée rouge d'envahir la Géorgie le 12 février 1921, après l'Azerbaïdjan et l'Arménie, afin de porter secours aux "bolcheviks locaux". Les Soviétiques alignent plus de 50 000 hommes sur quatre fronts. Les Géorgiens alignent moins de 15 000 hommes : la Garde nationale et l'Armée régulière encadrée par des officiers de l'époque tsariste et des élèves officiers (7).

Après s'être repliée à Batoumi, l'Assemblée constituante géorgienne (renommée Parlement) vote le 16 mars 1921 l'expatriation du gouvernement afin de continuer la résistance.

 

L'exil


L'exil conduit Noé Jordania dans un premier temps à Constantinople, puis en France.

Il prépare l'insurrection nationale d'août 1924 et envoie clandestinement des personnalités comme Noé Khomériki (ancien ministre de l'Agriculture) ou Valiko Djouréli (ancien commandant de la Garde nationale).

En 1927, il est l'un des sept membres initiaux de la Société Civile Immobilière propriétaire de la résidence d'exil en France de la Ière République de Géorgie, aux côtés de représentants sociaux démocrates, nationaux démocrates, sociaux fédéralistes (8).

A partir de 1930, après l'assassinat de Noé Ramichvili, il s'implique personnellement dans le Mouvement Prométhée (9), soutenu par la Pologne, mouvement qui a pour objectif de créer une Confédération d'Etats indépendants du Caucase (Azerbaïdjan, Géorgie et Nord Caucase dans un 1er temps) au détriment de l'URSS. Noé jordania est mis en difficulté à ce poste et présente sa démission à plusieurs reprises : les Polonais souhaitent que la représentation géorgienne réunisse tous les partis politiques (sociaux démocrates, mais aussi nationaux démocrates) et qu'une distance soit prise avec la IIe Internationale socialiste : le Bureau à l'étranger du Parti social démocrate ouvrier géorgien s'oppose à ces positions.

Grâce aux financement polonais, il envoie en Géorgie plusieurs missions clandestines de renseignement et d'activation de cellules de résistance : pratique qu'il renouvellera après la IIème Guerre mondiale.

Durant une trentaine d'années, les critiques exercées contre son action par l'opposition politique en exil ne manquent pas, insuffisante anticipation de l'attaque de l'Armée rouge en 1921, insuffisante préparation à l'insurrection nationale géorgienne de 1924, main mise sur le Comité national géorgien en exil, positions partiales au sein du Mouvement Prométhée, etc ...

Il essaie avec obstination d'intéresser les grandes puissances et la Société des Nations au sort de la population géorgienne, par ses déclarations et par ses lettres, par l'action diplomatique de ses deux anciens ministres des Affaires étrangères -Akaki Tchenkéli notamment-, mais aussi par l'intermédiaire de la représentation géorgienne à la IIe Internationale socialiste oû la Géorgie compte des amis (10).

 

L'homme


Homme de grande probité intellectuelle, reconnue par toutes les tendances politiques géorgiennes, Noé Jordania a d'abord été un journaliste et un écrivain, puis un théoricien du marxisme. L'exercice du pouvoir et l'exil l'ont confronté à des réalités géopolitiques géorgiennes difficiles : elles resurgiront en 1991 et en 2008.

Il a avec sa femme Ina (1875-1967) plusieurs enfants, Asmath (1905-1984), Nathéla (née en 1918) et Rejeb (né en 1920).

Il meurt à Vanves le 11 janvier 1953 et est inhumé dans le "carré géorgien" du cimetière communal de Leuville-sur-Orge.

 

Notes


(1) Selon les uns le "Troisième Groupe" de réflexion, "Messame Dassi", se serait réuni à Tchiatoura, selon les autres à Zestaponi, selon les derniers dans la vallée de la rivière Kvirila, proche.

(2) Les "Premier Groupe" et "Deuxième Groupe" de réflexion, inspirés par Ilia Tchavtchavadzé et Niko Nikoladzé dans les années 1860 et 1880, ont contribué à éveiller le mouvement national géorgien et le libéralisme économique.

(3) Les conflits ethniques se réveillent en Abkhazie et en Ossétie du Sud. La Garde nationale, qui dépend directement du Parlement (et non du gouvernement), peu préparée à ces missions, est envoyée. Des exactions se produisent de part et d'autre.

(4) La Géorgie a ainsi été amenée à suivre trois lignes politiques différentes en trois années, "russophile, germanophile, anglophile ou francophile selon", illustrant que l'indépendance de ce pays de 1,7 million d'habitants ne pouvait être assurée sans la garantie d'un puissant pays protecteur.

(5) La Grande- Bretagne aurait souhaité que la Géorgie devienne un sanctuaire pour les armées "blanches" : l'armée de Denikine est présente un temps à Batoumi, tout comme un détachement britannique. Leur évacuation en juillet 1920 déclenche la liesse populaire.

(6) Les relations des dirigeants de la Russie bolchévique avec le gouvernement Jordania sont ambiguës. Les uns, comme les Géorgiens Joseph Djougachvili (dit Staline) et Sergueï Ordjonikidzé, souhaitent étendre au plus vite l'emprise bolchevique au Caucase du Sud. Les autres, dont Lénine, par souci de concentrer les efforts sur la guerre civile russe et par souci d'éviter la vindicte internationale, sont prêts à composer (au moins pour un temps) avec la jeune république géorgienne.

(7) Le général en chef de l'armée géorgienne, Guiorgui Kvinitadzé, reprochera plus tard au gouvernement son manque de préparation. Certains observateurs de l'époque ont attribué à Noé Jordania une réserve vis-à-vis des membres de l'État-Major militaire géorgien, formés aux côtés du futur encadrement des armées blanches dans les écoles militaires du tsar.

(8) Leuville-sur-Orge : la petite Géorgie

(9) Le Mouvement Prométhée (1926-1939) et la confédération caucasienne

(10) Selon Malkhaz Matsabéridzé, professeur à l'Université d'Etat Ivané Djavakhishvili de Tbilissi et constitutionnaliste : "l'institution du président de la République était considérée comme inappropriée pour le développement de la démocratie. Afin de prévenir des crises parlementaires et de garantir une gestion stable de l'Etat entre les sessions parlementaires, il était convenu d'élire le chef de gouvernement pour un délai d'un an et de le doter de certains pouvoirs de chef d'Etat. L'élection du chef de gouvernement se limitait à deux mandats successifs". De facto, trois hommes politiques ont exercé certains pouvoirs de chef d'Etat durant la Ière République de Géorgie (mai 1918 - mars 1921), Noé Ramichvili (président du Ier gouvernement), Nicolas Tchéidzé (président du Conseil national, de l'Assemblée provisoire, de l'Assemblée constituante et du Parlement) à la Conférence de la Paix de Paris en 1919 et Noé Jordania (président des 2ème et 3ème gouvernements). De jure, aucun des trois ne fut ni président de la République, ni chef d'Etat.

Sources multiples :

-  Archives familiales,

-  Géorgie, bibliographie : histoire, témoignages et romans historiques

-  Sites Internet dont David Marshall Lang, Levan Urushadze, Marxists, Wikipedia.

Voir aussi :

-  Géorgie : les partis politiques avant 1991

-  La Ière République de Géorgie (1918-1921)

-  La Ière République de Géorgie en exil en France

-  photographie de Noé Jordania aux obsèques de Nicolas Tchéidzé, en 1926 à Paris

http://www.samchoblo.org/agf_gouver...

-  Le "carré géorgien" du cimetière communal de Leuville-sur-Orge

-  Géorgie : l'Institut Noé Jordania de Paris

-  "Les racines démocratiques et européennes de la 1ère République de Géorgie (1918-1921)", à Leuville-sur-Orge, les 20 et 21 mai.



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