Géorgie : la valse des ambassadeurs (analyse au 17 mars 2006)
vendredi 17 mars 2006, par Mirian Méloua
Les trois chefs de file de la Révolution des Roses, Mikheïl Saakachvili, Nino Bourdjanadzé, Zourab Jvania, s'étaient répartis, bon gré, mal gré, les rôles, présidence de la République, présidence du Parlement et Gouvernement. Depuis, le pilotage de la politique étrangère n'a pas échappé à Mikheïl Saakachvili, même si formellement le Premier ministre coordonne l'action des ministres et le Parlement préside au vote des nominations d'ambassadeurs à l'étranger.
Le jeu des pouvoirs
L'influence de la tendance Jvania n'a jamais été déterminante dans ce domaine (1). Tout au plus son rôle de "modérateur" a disparu avec la mort de son chef de file. Zourab Nogaïdéli (42 ans), devenu Premier ministre, a été formellement chargé de destituer Salomé Zourabichvili en octobre 2005. Guiorgui Baramidzé (38 ans), éphémère Premier ministre par intérim pendant quelques jours, s'est vu proposer le ministère d'Etat à l'Intégration Euro - Atlantique, sans réel pouvoir.
La tendance Bourdjanadzé a, elle aussi, perdu du terrain depuis janvier 2004. Son champ d'action privilégié reste le Parlement avec la Présidence (Nino Bourdjanadzé, 42 ans), la vice - présidence (Mikheil Matchavariani, 38 ans) et la commission parlementaire des affaires étrangères. Cette place forte permet néanmoins un certain suivi du corps diplomatique géorgien par le jeu des voyages à l'étranger de la Présidente, celui des votes de résolution et celui des votes de destitution et de nomination d'ambassadeurs.
Mikheïl Saakachvili (39 ans) a non seulement gardé la prérogative de proposer les candidatures d'ambassadeur, mais il a renforcé son empreinte personnelle sur le gouvernement. Sa garde rapprochée trustait depuis l'origine les responsabilités de "force" (Conseil National de Sécurité, ministères de la Sécurité d'État, de l'Intérieur et de la Défense) et de "justice" (Procureur Général, ministère de la Justice). Elle a investi depuis octobre 2005 celles du ministère des Affaires étrangères. Elle est constituée de Zourab Adeïchvili (30 ans), Guéla Béjouachvili (39 ans), Koté Kémoularia (52 ans), Vano Mérabichvili (38 ans) et Irakli Okrouachvili (33 ans) : ils se livrent depuis 24 mois à une rotation effrénée de ces différents postes.
La frontière entre Affaires étrangères et Défense en est devenue que plus ténue, ne serait-ce que pour mieux cadrer les relations avec la Russie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et avec les États-Unis (adhésion à l'OTAN). D'ailleurs le nouveau ministre des Affaires étrangères, Guéla Béjouachvili, ne s'y est pas trompé et a pris pour adjoints des profils "défense" (George Mandjagaladzé 41 ans, Nikoloz Natbidzé 35 ans et Lévan Tcholadzé 28 ans), à l'exception notable de Mérab Antadzé (54 ans, en poste au sein du ministère depuis 1991).
La stabilité et l'instabilité
Les fonctions d'ambassadeur s'apparentent davantage à des relais des positions de Tbilissi qu'à des responsabilités réelles en termes de négociation : ce fut l'un des reproches faits à l'ancienne ministre des Affaires étrangères, Salomé Zourabichvili, et repris par le Parlement. Singulière situation pour ces diplomates qui non seulement doivent rester en cour auprès de la garde rapprochée du "patron", mais ne pas déplaire au Parlement et à sa redoutable commission parlementaire des affaires étrangères.
"Valse à deux temps, au cours de laquelle plus d'un ambassadeur géorgien à l'étranger s'est pris les pieds dans le tapis", dixit un ambassadeur dans un grand pays allié de la Géorgie.
De fait, certains ambassadeurs de l'époque Chévardnadzé ont réussi à se maintenir sur la scène diplomatique. Révaz Adamia, Zourab Goumbéridzé et Grigol Katamadzé restent en poste à New York, Bakou et Kiev. Lévan Mikéladzé rejoint Genève après Vienne et Washington, Nikoloz Nikolozichvili a rejoint Bratislava après Erevan. Amiran Kavadzé demeure à Londres, après Genève et Tbilissi. Lana Gogobéridzé, qui s'était ralliée à la Révolution des Roses, a effectué un aller-retour de quelques mois entre Strasbourg et Paris, avant de disparaître des registres. Koté Gabachvili, après son poste en Allemagne, est devenu président de la commission parlementaires des affaires étrangères.
À l'inverse, certaines ambassades ont bénéficié d'un remue-ménage surprenant. Moscou a vu défiler en 24 mois Zourab Abachidzé, Koté Kémoularia, Valéry Tchétchélachvili et Irakli Tchoubinichvili. Genève n'est pas en reste avec Amiran Kavadzé, Alexandre Tchikvaïdzé, Valéry Tchétchélachvili et Lévan Mikéladzé.
La destitution de Salomé Zourabichvili a également contribué à une certaine déstabilisation au sein du ministère et des ambassades. Malgré leur récente nomination, Zaour Gamsakhourdia à Bratislava, Konstantiné Jgenti à Vienne, Zaza Kandélaki et Lasha Otkhmezouri ä Madrid ont été rappelés.
Les difficultés du terrain
Ces renouvellements répétés de titulaires n'ont pas résolu les difficultés du terrain, au contraire.
Elles relèvent d'abord de considérations stratégiques parfois incontournables comme "l'hypothèque russe", le "tout américain", le "grippage" vis-à-vis de la Géorgie de certaines institutions internationales (Union Européenne, Conseil de l'Europe, OSCE), la retombée de "l'effet Révolution des Roses" auprès de l'opinion publique mondiale, ou parfois provoquées comme les ambitions d'un Président "grand communicateur", l'ouverture de nouvelles ambassades en Europe de l'Est et en Chine.
Elles relèvent aussi de considérations tactiques, comme les contraintes budgétaires au quotidien (charges immobilières des ambassades, train de vie ou dettes de cotisation auprès des organismes internationaux, allant jusqu'à la perte temporaire du droit de vote aux Nations-Unies), le peu de continuité avec les titulaires précédents (syndrome du "bureau vide" à la prise de poste).
Elles relèvent enfin d'un "apprentissage" sur le tas, parfois délicat (2) : comment sortir d'une expérience d'animateur d'ONG, de professeur de littérature étrangère, de fonctionnaire post-soviétique ou d'universitaire frais émoulu pour entrer dans la peau d'un diplomate sur la scène internationale ?
Les perspectives
Au delà des questions d'ambition personnelle, l'appel en mars 2004 à une diplomate française expérimentée afin de prendre en charge le ministère des Affaires étrangères de la Géorgie avait été compris comme le signal d'une professionnalisation "à l'occidentale" du corps diplomatique géorgien. Les mentalités géorgiennes n'étaient certainement pas préparées, les jeux de pouvoir trop incertains et les priorités trop contradictoires.
Une autre diplomatie se déploie mondialement, à la géorgienne, empreinte de paradoxe avec ses pesanteurs post-soviétiques et ses ambitions de "libéralisme à l'américaine".
Quels que soient les jeux de pouvoir entre les trois tendances de la Révolution des Roses et avec les oppositions parlementaires (Nouvelles Droites, Industrialistes) et extra-parlementaires (Travaillistes, Voie de la Géorgie), la Géorgie - qui ne serait plus peuplée aujourd'hui que de 4 millions de Géorgiens - a-t-elle les moyens de souhaiter que cette diplomatie ne réussisse pas ?
C'est l'une des conditions de sa survie.
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Notes :
(1) La tendance Jvania n'a pas toujours été en retrait vis-à-vis du corps diplomatique géorgien. Révaz Adamia, l'inoxydable représentant de la Géorgie aux Nations-Unies, faisait partie du cabinet de Zourab Jvania lorsque ce dernier était président du Parlement (1995 à 2001, présidence Chevardnadzé). Le fils de Koté Gabachvili (ex-ambassadeur en Allemagne et président de la commission parlementaire des affaires étrangères), Guiorgui, accompagna Zourab Jvania un peu plus tard.
(2) Il est difficile d'analyser les rumeurs de "montages budgétaires douteux" auxquels se seraient livrés certains ambassadeurs afin de "sauver leur ambassade". Factuellement, il convient de constater que les arbitrages budgétaires n'ont pas été favorables au ministère des Affaires étrangères, en 2004 et 2005, en particulier au Parlement. Il est vraisemblable qu'une partie des coûts de la politique étrangère de la Géorgie soit supportée par la présidence de la République.
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